Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Alors que la Turquie s’est enfoncée ces dernières semaines une nouvelle fois dans l’arbitraire avec l’arrestation du maire d’Istanbul, appelé à être candidat à la prochaine élection présidentielle face à l’autocrate Recep Tayyip Erdoğan, le plus célèbre écrivain turc, Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, a déclaré que la démocratie turque, ou ce qu’il en restait, luttait désormais pour sa survie. Pour avoir une autre image de ce pays que celle offerte par le despote mégalomane qui la dirige depuis trop longtemps, on peut ainsi se plonger dans la riche œuvre de Pamuk, par exemple dans son roman Cette chose étrange en moi sortie en 2017.

Orhan Pamuk © F. Mantovani / Gallimard
Son héros, Mevlut Karatas, vendeur ambulant de boza (boisson traditionnelle ottomane légèrement alcoolisée), né en 1957 dans un petit village pauvre d’Anatolie, a débarqué à Istanbul – « la capitale du monde » – à l’âge de douze ans avec son père. L’ancienne Constantinople compte alors trois millions d’habitants, une trentaine d’années plus tard ils seront quinze millions. Après l’école, le jeune garçon accompagne son père qui vend dans les rues du yaourt et de la boza. Mevlut grandira, fera son service militaire, sera serveur, gérant de restaurant, gardien de parking, agent de recouvrement, mais, jamais il n’oubliera d’arpenter Istanbul avec sa perche et ses bidons en criant « bo-zaa ».
Il y aura aussi – et surtout – Rayiha dans la vie de Mevlut, cette jeune fille dont il aperçut le visage lors d’un mariage dans son village natal et à laquelle il écrivit des lettres enflammées durant trois ans avant de l’enlever avec l’aide de l’un de ses cousins. Là, l’amoureux transi se rend compte qu’il y a eu erreur : celle qui lui avait chamboulé le cœur était Samiha, sœur cadette de Rayhia… Peu importe, l’amour fera son œuvre et deux filles naîtront après leur mariage.
Sur près de 700 pages, le roman de l’auteur de Mon nom est Rouge, Neige ou Le Musée de l’innocence retrace, de 1969 à 2012, la destinée de Mevlut, de sa famille, de ses amis. À travers cette chronique – tour à tour picaresque, réaliste, poétique, sociale –, Pamuk rend hommage au petit peuple stambouliote et aux gens ordinaires de cette ville à laquelle il a consacré en 2007 un récit autobiographique. Les personnages prennent la parole, se chamaillent, se jalousent. La politique parfois s’en mêle. Mevlut, lui, ne s’en soucie guère. Il a des amis d’extrême droite comme ses cousins très nationalistes et d’extrême gauche comme son vieux complice Ferhat, un alévi (l’alévisme est un courant hétérodoxe de l’islam ; en Turquie, les alévis sont laïcs et majoritairement marqués à gauche).
La vie est un miracle
Orhan Pamuk (contraint à un exil temporaire voici quelques années pour avoir évoqué le génocide arménien, ce qui lui valut des menaces de mort) n’occulte pas les sujets qui fâchent – les persécutions des minorités (Grecs et Arméniens en 1955, Grecs en 1964, alévis en 1977), la féroce répression après les coups d’États militaires, le conflit avec les Kurdes – et montre, à petites touches, l’essor des islamistes. Cependant, c’est bien Istanbul qui constitue le motif central du roman. Au fil des années, on suit ses mutations. Les maisons en bois laissent place à des immeubles, à des passages aériens ou souterrains, des ponts. On démolit, on construit, n’importe où, n’importe comment. La spéculation immobilière fait rage. La « ville au contact du démon du changement » se transforme en mégalopole où les vendeurs ambulants sont devenus anachroniques et dérangeants.
Malgré cela, il continue de charrier sa boza dans des rues qui appartiennent à son âme et dans lesquelles il éprouve parfois l’étonnant sentiment « de croiser sa propre jeunesse ». Un soir, il est attaqué par des voleurs puis par des chiens. Est-ce un signe ? Ses souvenirs, sa façon de vivre sont peut-être voués à disparaître comme les habitants des vieux immeubles que l’on chasse : « Tandis que cette ancienne population disparaissait en même temps que les immeubles de leur génération, une nouvelle vague de gens s’’installaient dans les immeubles plus hauts, plus repoussants et tout en béton érigés à leur place. À la vue de ces bâtisses de trente ou quarante étages, Mevlut sentait bien qu’il ne faisait pas partie de cette population nouvelle. »
Nulle surprise à ce que Pamuk cite Baudelaire dont le constat désabusé (« La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel. ») épouse si bien la mélancolie stambouliote, l’hüzün, dont il est le peintre délicat. Si parfois Mevlut ressent « la peur d’avoir vécu en vain et d’être oublié », il se ressaisit et songe à ce qui, durant toutes ces années, mieux encore que la boza ou que Dieu, l’a fait vivre : « dans cette marée humaine, il n’y a qu’une chose qui permette à l’individu de tenir debout, et cette chose, c’est l’amour. »
Cette chose étrange en moi • Gallimard