Mondialement connue pour avoir chroniqué les crimes de la mafia sicilienne dans les années 1970 et 1980 avec son compagnon Franco Zecchin, Letizia Battaglia a écrit ses Mémoires peu avant sa mort, en 2022. Exposée à deux reprises à Toulouse, au Château d’Eau, en 1990, puis dans le cadre du festival Manifesto, en 2016, la photographe italienne a les honneurs du Jeu de Paume, à Tours, et sera à l’affiche des Rencontres d’Arles, l’été prochain.
Lors de sa dernière venue à Toulouse, en 2016, à l’invitation du festival Manifesto, Letizia Battaglia, alors âgée de 81 ans, avait fait montre d’une énergie débordante, d’une générosité à toute épreuve (« la seule qualité que je me reconnaisse », disait-elle), d’un goût absolu pour l’échange. Elle mettait alors une dernière main au Centre international de la photographie, son grand œuvre, qui allait ouvrir l’année suivante dans sa ville, Palerme, avec laquelle elle entretenait « un lien profond et viscéral ». Et préférait parler de ce combat ultime, après tant d’autres ayant marqué sa vie, que des années où, photographe pour le quotidien régional « Ora », elle avait assuré la chronique sanglante des assassinats de la mafia aux côtés de son collègue et compagnon Franco Zecchin.
![6 La Bambina E Il Buio Isnello, 1980](https://blog.culture31.com/wp-content/uploads/2025/02/6-la-bambina-e-il-buio-isnello-1980-scaled.jpeg)
« La petite fille et l’obscurité, Isnello, 1980 ». Archivio Letizia Battaglia
Dans ses Mémoires, qui viennent de paraître en France sous le titre « Je m’empare du monde où qu’il soit », Letizia Battaglia l’affirme d’emblée : « Je ne veux pas parler seulement de photographie et de mafia. Je veux parler de vie, de beauté, de femmes, de mes petites filles. D’amour. » (1) Issue d’une lignée bourgeoise désargentée, la jeune femme quitte un milieu familial qu’elle trouve oppressant pour se marier à 16 ans…comme sa mère. Trois enfants naissent de cette union qui partira vite en vrille, jusqu’à un divorce inéluctable. On veut alors cantonner Letizia Battaglia à son rôle d’épouse et de génitrice, lui refusant toute ouverture sur le monde. Elle rue dans les brancards et finira par se libérer du joug patriarcal, grâce notamment à la psychanalyse « qui (lui) a donné le courage de regarder en face cette angoisse, cette tristesse et ce sentiment d’échec vis-à-vis de la vie (qu’elle) menait ». « Je suis née plusieurs fois, écrit-elle. Mon parcours n’a pas été rectiligne. Je me suis brisée, mais je me suis toujours relevée, et plus consciente qu’auparavant. Je suis née à 39 ans (en 1974, NDLR) et suis devenue une personne à part entière à cet âge-là. C’est la photographie qui m’a réinventée en tant que femme, qui m’a donné une identité, une autonomie, en m’aidant à surmonter les peurs et les épreuves de la vie. L’appareil photographique est arrivé dans mes mains un peu par hasard, un peu par besoin, et il a ouvert les portes de ma prison intérieure. Il m’a fait découvrir la liberté et qui je suis vraiment. »
![7 Famiglia Al Funerale Del Figlio Morto In Ospedale San Vito Lo Capo, 1980](https://blog.culture31.com/wp-content/uploads/2025/02/7-famiglia-al-funerale-del-figlio-morto-in-ospedale-san-vito-lo-capo-1980-scaled.jpeg)
« Une famille à l’enterrement du fils, mort à l’hôpital, San Vito lo Capo, 1980 ». Archivio Letizia Battaglia
Cette liberté, Letizia Battaglia la met en œuvre au sein du quotidien de gauche « Ora ». Elle y entre par la petite porte comme rédactrice occasionnelle, joignant l’image au texte quand aucun photographe ne veut l’accompagner. C’est ainsi, dans un monde journalistique machiste, qu’elle apprend la technique, sur le terrain, et un sens du cadrage percutant qui donnera une force inouïe à ses images des meurtres perpétrés par la mafia. « J’ai commencé à photographier ce carnage avec un modeste boîtier, je prenais les mafieux et leurs victimes, le cœur battant, avec une angoisse qui s’est transformée au fil du temps en désespoir. »
Pour lutter contre ce fléau, Letizia Battaglia plonge donc au cœur de la violence, préférant le grand angle au téléobjectif. « Mon appareil est devenu le prolongement de mon âme et aussi une arme pour défendre Palerme ». Elle se frotte également à la politique. Elle raconte dans son livre à quel point son investissement comme conseillère municipale écologiste à Palerme a constitué « la plus belle période de (sa) vie », notamment face aux promoteurs immobiliers mafieux. Sur tous les fronts, et toujours sur le fil financièrement, la reporter crée une maison d’édition et un magazine, anime des ateliers théâtre dans un hôpital psychiatrique (« pour annihiler ma propre folie », reconnaît-elle), parmi tant d’autres choses. La reconnaissance internationale viendra en 1985 avec le fameux prix de photojournalisme W. Eugene Smith. Suivront de nombreuses expositions, de Milan à New York en passant par Toulouse.
![0 Rosaria Schifani, Vedova Dell'agente Di Scorta Vito, Ucciso Insieme Al Giudice Giovanni Falcone, Francesca Morvillo Ed I Suoi Colleghi Antonio Montinaro E Rocco Di Cillo Palermo, 1992](https://blog.culture31.com/wp-content/uploads/2025/02/0-rosaria-schifani-vedova-dellagente-di-scorta-vito-ucciso-insieme-al-giudice-giovanni-falcone-francesca-morvillo-ed-i-suoi-colleghi-antonio-montinaro-e-rocco-di-cillo-palermo-1992-scaled.jpeg)
« Rosaria Schifani, veuve d’un garde du corps tué lors de l’attentat contre le juge Falcone, Palerme, 1992 ». Archivio Letizia Battaglia
Un autre livre, catalogue de l’exposition que le Jeu de Paume organise au château de Tours, raconte en images l’oeuvre de Letizia Battaglia. Une petite fille aux cheveux noirs et au regard pénétrant figure sur la couverture, manifestant l’intérêt de la photographe pour cet âge essentiel. Cette image datant de 1991 complète deux autres, parmi les plus connues de la photographe, saisies en 1980 : sur l’une une gamine en robe du dimanche sort de l’obscurité, sur l’autre, une petite fille tient un ballon, un bras relevé au-dessus de la tête et nous fixe elle aussi intensément. Des regards songeurs, inquiets ou tordus de douleur, Letizia Battaglia en a capté beaucoup au fil de ses déambulations dans les rues. En 1978, une mère épuisée est entourée de ses trois enfants. Dans leur taudis, la nuit, un rat est venu ronger le doigt d’un des petits. En 1979, une enfant privée d’école récure une gamelle dans le boui-boui familial. En 1982, un garçon au visage caché par un bas s’amuse, arme en main, au « jeu du tueur ». En 1986, un fils veille son père mourant dans l’entrée d’une modeste maison… Pour autant, il ne faut pas en déduire que Letizia Battaglia est abonnée au drame. Au début des années 1970, elle photographie des jeux érotiques et portraiture Pier-Paolo Pasolini. L’écrivain et cinéaste est une de ses grandes admirations avec James Joyce, Sigmund Freud, Pina Bausch, Rosa Parks, les juges Borsellino et Falcone et Che Guevara. En Sicile, les années 1980 sont aussi rythmées par les bains de mer et les bains de soleil, les mariages, les soirées dans les palais, les fêtes religieuses. Superbement imprimé, respectant soigneusement les jeux d’ombre et de lumière chers à Letizia Battaglia, le catalogue du Jeu de Paume montre à quel point son travail fut varié et sa vie terriblement bien remplie. En 2020, l’artiste l’avoue : « Les cimetières ne m’émeuvent pas. Je ne pense pas qu’il faille honorer la mémoire des défunts. Je suis de plus en plus convaincue que ce qui reste des gens, c’est ce qu’ils ont fait dans la vie. »
Livres « Je m’empare du monde où qu’il soit » de Letizia Battaglia et Sabrina Pisu (Actes Sud, 400 pages, 26 euros) et catalogue Letizia Battaglia (Dario Cimorelli Editore/Jeu de Paume, 260 pages, 38 euros).
Rétrospective au Château de Tours jusqu’au 18 mai puis aux Rencontres d’Arles du 7 juillet au 5 octobre 2025.
(1) Phrase également mise en exergue dans le catalogue du Jeu de Paume.