Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Récent lauréat en octobre dernier du prix Jacques Audiberti de la ville d’Antibes, l’académicien, ancien directeur du Figaro Littéraire, a accumulé les prix depuis son entrée en littérature : l’Interallié pour Les Feux du pouvoir en 1977, le Renaudot pour Avant-Guerre en 1983, le prix de l’essai de l’Académie française pour Ils ont choisi la nuit en 1985… De fait, on pourrait prendre Rouart pour l’un de ces notables des lettres collectionnant les honneurs et se reposant sur ses lauriers. Or, l’écrivain, né en 1943, ne cesse de se renouveler et de surprendre. En témoigne, par exemple, dans son œuvre abondante, le roman Le Scandale paru en 2006.
De prime abord, la petite ville de Norfolk, dans le Sud des Etats-Unis, durant les années 1930, semble paisible et pimpante. On pêche la truite dans la Molly River et l’on s’en remet à la Bible. S’il n’y avait cette profusion de renards dont personne ne sait la cause, tout irait bien dans la bourgade bercée par une douce lumière d’été indien. Les Noirs sont à leur place et les Blancs aussi. Jim Gordon, fils de bonne famille un peu falot, supporte docilement la norme sociale de son milieu. Certes, à dix-huit ans, il eut une aventure avec une jeune Noire, Angela, mais celle-ci fut envoyée dans un bordel pour expier sa faute tandis que Jim partit faire son droit à Boston. De retour à Norfolk, sa famille lui fit épouser un beau parti. De son côté, Angela fut extirpée de la prostitution et se maria à un mystérieux Métis. Cependant, en dépit des apparences, Jim et Angela n’ont pas renoncé à leur passion.
À Norfolk, sous la double tutelle du puritanisme et de la ségrégation, la vie suit son cours jusqu’à ce que la découverte dans le fleuve du cadavre visiblement supplicié d’une jeune Noire ne vienne ébranler l’ordre des choses. Une nouvelle victime s’ajoute à une longue liste de « suicides ». Si la loi du silence l’emporte dans un premier temps sur la loi pénale comme sur la loi divine, un journaliste fouineur venu de Chicago va révéler l’affaire des « jeunes filles noires assassinées ». En première ligne : Robert Middelton-Murray, fils d’une grande famille promis à une carrière politique nationale et dont le père est le Vénérable d’une loge maçonnique. Une machination s’organise pour détourner les soupçons et étouffer l’affaire…
Celui par qui le scandale arrive
De ce point de départ planté dans le décor familier du « deep south» , on pouvait craindre un roman à thèse jonglant avec les clichés. L’habileté de Rouart est d’éviter le manichéisme grâce à des personnages complexes qui révèlent leurs facettes au fil des pages. Ainsi, le « héros », Jim, n’est pas un preux justicier œuvrant pour le bien de l’humanité, mais un individualiste vivant dans le mensonge qui, peu à peu, comprendra qu’un désordre vaut mieux qu’une injustice. De même, Le Scandale souligne autant l’horreur, tour à tour tranquille et féroce, de la ségrégation raciale que le cynisme des progressistes préférant vendre de l’espoir plutôt que de s’atteler au réel. À travers la description acérée d’une communauté et le récit de destins singuliers, l’écrivain nous rappelle que les victimes peuvent se transformer en bourreaux, les justes causes tolérer les méthodes les plus basses, les salauds se rallier aux plus nobles combats… Évidemment, ce roman qui se déroule en 1935 possède des échos très contemporains tout en se rattachant aux motifs de la tragédie classique. L’histoire s’achèvera avec le sacrifice d’un bouc émissaire, le plus innocent et le plus pur. Une fois de plus, ce sont les perdants qui fascinent l’auteur de La Noblesse des vaincus qui place notamment en exergue du Scandale une citation de Montherlant : « Quand on voit ce que sont les hommes, comme c’est bien d’être vaincu. »
Mêlant le mélodrame amoureux, le tableau socio-politique et le thriller, Rouart use d’une écriture extrêmement cinématographique qui sait s’attarder sur les détails, accélérer le récit et renverser les situations. On songe ainsi à La Poursuite impitoyable d’Arthur Penn ou au Mystic River de Clint Eastwood pour cet art qui consiste à transformer une violence annoncée et une destinée déjà écrite en un théâtre haletant. Les dernières pages, elliptiques et désabusées, replacent ce fait-divers dans son insignifiance et son importance paradoxales. Demeurent le scandale de la vérité et les secrets déposés dans les eaux froides de la Molly River…