A 82 ans, Raymond Depardon, est certainement le photographe français le plus connu du grand public, celui aussi qui a le plus largement couvert les soubresauts du monde depuis plus d’un demi-siècle, de la guerre d’Algérie à mai 68 en passant par la chute du mur de Berlin ou l’arrivée de Pinochet au pouvoir, au Chili (superbe exposition, l’an dernier, aux côtés de David Burnett, au Château d’Eau de Toulouse). Avec « Les années déclic », son dernier livre, légendé par Gérard Lefort, Raymond Depardon revient sur ses débuts de photoreporter dans un Paris qu’il sillonne en scooter. Principalement équipé d’un Rolleiflex, cet appareil dont le viseur se regarde d’en haut et qui produit des images au format carré, le jeune journaliste fait feu de tout bois, couvrant les avant-premières, les soirées mondaines, les plateaux de tournages, les coulisses du monde du sport.
En 1959, le facétieux reporter, s’inspirant de son confrère américain Philippe Halsman, s’amuse à faire sauter Bourvil, Françoise Arnoul, Gilbert Bécaud et d’autres vedettes. L’année 1960 est faste : on découvre Catherine Deneuve à 16 ans, toute brune, surplombant d’autres débutantes; Marlon Brando jouant du bongo dans une boîte de nuit parisienne ; Pelé sous la douche au stade de Colombes ; Brigitte Bardot au volant d’une décapotable… Autre cabriolet, celui de Johnny Hallyday (une Triumph TR3) sur les Champs-Elysées, en 1961. Passionné de cinéma avant de devenir plus tard réalisateur, Raymond Depardon se glisse sur le plateau de « Vie privée », de Louis Malle en 1960, de « Léon Morin prêtre », de Jean-Pierre Melville la même année ou des « Choses de la vie », de Claude Sautet, en 1969. Vibrant au fil de l’actualité, le photographe est aussi un as du portrait.
En 1960, le sourire mutin de Bardot nous fait craquer. Idem d’Angie Dickinson en maîtresse d’école courte vêtue en 1970. Quant à Johnny, on le retrouve torse nu, les yeux fermés, la bouche grande ouverte, lors d’un concert, en 1967. Et puis Jean-Pierre Léaud et François Truffaut, rigolards, en 1971. Tout un monde disparu propre à raviver bien des souvenirs.
« Les années déclic » (Seuil, 176 pages, 33,90 euros).
Quelques semaines après « Mucho amor », Bernard Plossu continue de rendre hommage à sa femme, la Toulousaine Françoise Nunez, morte en 2021, avec son nouveau livre, « L’odyssée des petites îles italiennes ». « Cette odyssée photographique et intime n’a pas de prix à mes yeux, écrit-il dans la préface. La majorité des tirages a été réalisée avec un amour immense et infini par ma femme adorée. Ce livre est pour elle, qui a toujours été et demeure la source de mon inspiration, ma respiration, ma vie. » Le couple démarre son exploration méditerranéenne en 1987, à Stromboli, et la poursuivra, avec enfants ou en compagnie de quelques amis, jusqu’en 2014, sur l’île d’Elbe. Ces voyages se font au rythme d’une marche paisible – avec poussette les premières années -, toujours après l’été (« Dopo l’estate » en italien). Qu’importe le vent et la pluie, la grisaille et la mer déchaînée. Françoise et Bernard s’installent ici et là, prenant tout leur temps pour humer l’atmosphère locale et profiter de belles rencontres. Dans le noir et blanc délicat qu’on lui connaît, Bernard Plossu s’intéresse aux pêcheurs de Stromboli ou de Capri, aux passants fugaces de Lipari ou d’Alicudi, aux austères montagnes revêtues de noir à Ischia ou Vulcano. A Filicudi, Françoise Nunez brave les éléments. A l’approche de Stromboli, elle porte son fils Joachim dans ses bras. « Les étions les plus heureux du monde », commente Bernard Plossu. Nous aussi en les suivant au fil de l’eau.
« L’odyssée des petites îles italiennes » (textuel, 264 pages, 55 euros).
Un an après une monographie consacrée à Claude Batho (1935-1981) et ses « Instants très simples », le Toulousain Claude Nori porte son regard sur le mari de celle-ci, John Batho, aujourd’hui âgé de 85 ans. S’ils partageaient un goût affirmé pour le minimalisme, les deux artistes ont produit une œuvre aux antipodes. Elle aimait, dans un noir et blanc délicat, décrire le quotidien. Il s’est toujours passionné pour la couleur, avec des tons tranchés : bleu, rouge, jaune, s’échappant du réel pour aller toujours plus vers l’abstraction. Des petits pois se découpent sur un fond orange ; des toiles de parasols éclatent sur une plage de sable ; des sucettes roses se détachent sur un gris léger…
Une approche apaisée du monde (qui n’exclut en rien une conscience sociale), consacrée, résume John Batho, « aux objets sans valeur, aux laissés pour compte, aux solitudes éprouvées ».
« Présence » (Contrejour, 144 pages, 45 euros).
Enfin, la collection « Photo Poche » est idéale dans le registre des cadeaux à petits prix…qu’on garde précieusement. Les deux derniers volumes sont consacrés à deux Américaines qui ont su apporter un regard très personnel sur le monde : Vivian Maier (1926-2009) et Susan Meiselas, née en 1948. La première est devenue un phénomène de librairie post-mortem alors que son œuvre était restée cachée toute sa vie. Vivian Maier pratiquait la photographie amateur quand son travail de gouvernante lui en laissait le temps, investissant toutes ses économies dans du matériel professionnel. A New York, où elle est née, ou Chicago, où elle a fini ses jours, Vivian Maier arpente les rues, particulièrement à l’aise dans l’art du portrait mais aussi attirée par le jeu des ombres et des lumières. Au sein d’une production intense, le « Photo Poche » se focalise sur les années 50, particulièrement prolifiques et inspirées. Et dire que toute cette œuvre (négatifs, tirages, films…) aurait pu finir à la poubelle si un collectionneur ne l’avait pas achetée, aux enchères, en 2007, pour la somme de 400 dollars ! (« Photo Poche » n°179, 144 pages, 14,50 euros).
Membre de l’agence Magnum depuis près de 50 ans, Susan Meiselas s’est fait connaître à la fin des années 70 avec ses reportages au cœur des guerres civiles ravageant le Nicaragua et le Salvador. La jeune femme veut « témoigner » afin de lutter « contre l’effacement » dans les mémoires. Sa démarche est risquée. Sa méthode ? « Se fondre dans le décor, ne pas se faire remarquer : indispensable pour survivre, assimiler, absorber, observer. » Le « Photo Poche » nous présente aussi d’autres séries comme celle sur les adolescentes de Little Italy, quartier new-yorkais où Susan Meiselas vit alors, où les strip-teaseuses, là encore dans les années 70. Depuis, elle s’est notamment intéressée, en noir et blanc panoramique, aux migrants mexicains tentant de franchir la frontière américaine ; en couleur au sort tragique des Kurdes en Irak; à celui des femmes battues, creusant à chaque fois son sujet au plus profond (« Photo Poche » n°180, 144 pages, 14,50 euros).