Les enfants se sont endormis (Los hijos se han dormido) au TNT
En espagnol sous-titré
Adaptation et mise en scène Daniel Veronese
D’après : Anton Tchekhov, La Mouette
Avec : Claudio da Passano, Maria Figueras, Maria Lubos, Ana Garibaldi, Lauraro Delgado, Ernesto Claudio, Maria Onetto, Marcello D’Andrea, Javier Rodriguez, Pablo Finamore
Avec un titre bien énigmatique, un décor simpliste et unique avec deux canapés, deux portes, une table, et dix comédiens toujours sous tension, le metteur en scène argentin Daniel Veronese continue, après Les trois sœurs et Oncle Vania ses variations sur Tchekhov.
Et si le titre est changé par respect au texte initial, bien recomposé et élagué en moins d’une heure trente, ici, sa version de la Mouette se focalise sur deux aspects de la pièce : l’affrontement entre mère et fils, et la signification du théâtre.
Veronese dit qu’il a voulu, pour échapper au côté insaisissable de Tchekhov faire « une œuvre chorale qui parle de la condition humaine et de la mésentente amoureuse. » Et où tous les personnages, même secondaires, sont porteurs du sens de la pièce.
La langue modernisée de Tchekhov, les montages après de nombreuses coupures, des ajouts de répliques parfois, font que ce qui reste du texte, donne un côté très actuel, tendu, percutant.
La mise en scène est directe, visuelle, violente souvent, et les portes qui s’ouvrent et se ferment sans cesse, laissent parfois passer bien des années entre elles et des personnages toujours en quête de l’autre et d’eux-mêmes. Il n’y a ni effets de lumières, ni de bande-son, tout est nu, tout est dru.
Cette intention très personnelle et exacerbée de rendre le sens de la pièce peut surprendre, voire provoque. Tchekhov est créateur d’un univers en suspension, où tout est inachevé, presque non-dit.
Une sorte de musique du silence.
Et cette brutalité voulue, avec un jeu d’acteurs sur le fil du rasoir, est aux antipodes de nos représentations habituelles de cet auteur russe.
Mais Tchekhov se plaignait de cette brume de sentiments que l’on mettait sur ses pièces et les souhaitait plus rudes, et moins mélancoliques.
Il aurait quand même été surpris de cette variation radicale sur sa pièce.
Si l’acte 1 est à peu près respecté, l’acte 2 et l’acte 3 ont des répliques fortement coupées, et sans la moindre transition on passe à l’acte 4, deux ans plus tard, où seules les répliques finales du docteur sont coupées, ce qui permet un grand moment théâtral, où le suicide de son fils se lit sur le visage de la mère.
Le décalage d’avec ce texte « sacralisé » de La mouette avait été donné dès le début, où quelques comédiens devisent autour d’une table de bien autre chose que de la pièce à venir, ils accueillent simplement le public. D’autres décalages sont réalisés, ainsi la scène entre Trigorine et Nina se fait devant Irina et Kostia, portant toute la lâcheté de l’écrivain et le désespoir de Kostia.
Certes Tchekhov n’est pas soluble dans la furie argentine, et Daniel Veronese propose autre chose, de fort, de poignant souvent de réaliste toujours.
Cette approche originale et dont le projet ne dévie pas de bout en bout, captive, oppresse.
Les scènes violentes entre Irina la mère et Kostia le fils sont proches de Sonate d’Automne d’Ingmar Bergman. Les déclarations sur la vérité du théâtre sont respectées. Le jeu de loto va devenir un jeu de roulette russe.
Le drame de la pièce tient en deux phrases de la pièce :
« Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement il la tue. »
« Si vous avez jamais besoin de ma vie, venez et prenez-la ».
Et cette course à l’abîme où chacun aime un autre qui en aime un autre se réalise par la possession par les comédiens de la tension voulue par le metteur en scène, de cette urgence vitale eux si peu en prises avec le réel.
Certains partis pris sont déroutants, ainsi Macha jeune fille de 22 ans est jouée par une comédienne bien plus âgée, Piotr, le frère d’Irina est l’enfant toujours endormi, Trigorine l’écrivain, est lâche et cynique et ne semble ne s’intéresser qu’à la pêche et à sa renommée, l’intendant Ilia est une sorte de fou furieux, Nina une gamine un peu écrasée par le rôle et se comportant comme une groupie.
Le pivot de la pièce est centré sur deux grands, très grands, comédiens qui jouent Irina et Kostia. Hallucinés, ils sont incandescents.
Dans cet univers névrosé et exalté, ils sont des lumières noires et aveuglantes, et tandis que la plupart des autres portent le deuil de leur vie, eux la brûlent jusqu’à la lie. L’une se noie dans les vanités, l’autre se noie dans l’écriture, du manque d’amour.
Ce besoin de consolation et de tendresse il ne le trouve que contre son oncle endormi qu’il étreint. Cet oncle qui murmure « Esther, Esther » comme un rêve enfui.
« Les enfants se sont endormis, au sens où ils sont cessés d’être vivants », suggère Veronese. Et leur sommeil engendre toutes les ombres cachées et mal contenues en nous.
Ils réveillent en nous bien des exorcismes.
Ce théâtre est violent, profond, et interprète vertigineusement Tchekhov.
Daniel Veronese ne monte pas Tchekhov, il fait du théâtre.
Gil Pressnitzer
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