Le safran ou or rouge de Perse (1) est l’épice la plus chère du monde. Son utilisation remonte à la nuit des temps, 1500 ans avant JC en Grèce antique, et elle est très convoitée pour son parfum singulier.
Grand coup de cœur de mon été quelque peu chamboulé, j’ai eu le privilège d’assister au dernier concert du Trio Zafrani, qui porte bien son nom: leurs compositions ont des notes épicées, avec une petite touche miellée, et dégagent des effluves florales ambrées, orientales, chyprées, hespéridées.
Leurs influences sont diverses et variées, et ses musiciennes, en particulier la chanteuse, on le sent, sont gourmandes d’émotions musicales Ces compositions qui, dans une écriture exigeante, naviguent autour de subtiles sonorités, laissant place au libre envol de l’improvisation, transcendent les frontières sonores, intergénérationnelles et géographiques.
Créé en 2020 à Toulouse pour le festival Passe ton Bach, le Trio Zafrani est le fruit de la rencontre musicale entre Isabelle Cirla, Caroline Champy-Tursun, et Jodël Grasset-Saruwatari, aujourd’hui remplacé par Auguste Harle au violoncelle.
Ce dernier, fraichement intégré au duo de choc Champy-Tursun et Cirla et qui semble un peu frêle entre ces deux géantes, cherche encore ses marques, mais il leur apporte la mélodicité incomparable du violoncelle, bienvenue dans cet univers chatoyant.
Isabelle Cirla (2), jouant clarinette basse, saxophone soprano, mélodica basse, piano et toy piano (un joli petit piano jouet en bois ornementé), est une compositrice au long cours avec une prédilection pour le Jazz et les musique improvisées, en passant par le Baroque.
Depuis le temps qu’elle souffle dans ses tuyaux, elle s’est baignée dans des aventures musicales de toutes les couleurs. Curieuse et à l’affut de rencontres les plus diverses, elle s’est lancé à la rencontre du Cirque, du Théâtre, de la Danse. Elle est également très active dans des expériences pédagogiques menées avec des élèves et enseignants, à l’école, au collège dans les conservatoires ou les écoles de musique, sans oublier l’Hôpital de Toulouse où elle est intervenue plusieurs années en Psychiatrie de l’Adolescent avec le clarinettiste Fabrice Rougier, dans le cadre du programme Culture à l’Hôpital.
Elle se produit régulièrement en duo avec le contrebassiste Joël Trolonge, et l’on attend avec impatience leur nouvelle création Smohalla.
Sa participation au Trio Zafrani m’évoque par moments celle de l’hautboïste- clarinettiste Lyndsay Cooper au groupe de free rock Henry Cow, que tout le monde doit avoir oublié aujourd’hui, dans les années 1970.
Caroline Champy-Tursun, dont je vous ai narrée la belle prestation vivaldienne avec l’Ensemble Baroque de Toulouse en l’église de Blagnac en avril dernier, – que l’on retrouve dans une Sicilienne de Bach réarrangée par le trio Zafrani, un hommage tout-à-fait d’à-propos « aux personnes fuyant la misère et la guerre à la recherche d’un monde meilleur » -, a bien d’autres cordes (vocales) à son arc, comme je l’ai déjà écrit sur ce site, par exemple avec Madamicella emmené par Nadine Rossello et ses Polyphonies corses sacrées, en passant par son duo Des bleuets dans les yeux avec la danseuse et chorégraphie Salima Nouidé, auquel a participé la grande chorégraphe Myriam Naisy; le Trio a pris également une part active à la création celle-ci Dans les replis du ciel à Odyssud. Et son Bach to Africa en 2022, avec Fanta Sayon Sissoko – chant traditionnel africain -, et l’Ensemble Baroque de Toulouse, sous la direction de Claire Suhubiette, a profondément marqué les amateurs de musiques vivantes.
Il y parfois une dimension shamanique dans son chant tant certains passages évoquent les traditions vocales des peuples premiers.
Il n’est pas étonnant qu’elle cite Un bûcher sous la neige de Susan Fletcher, cette Écossaise du XVII° siècle: nul doute que dans l’Écosse des massacres religieux et des rois rivaux du XVII° siècle, elle aurait, elle aussi, été promise au bûcher comme sorcière.
Entre mélopées, berceuses du Moyen-Orient et chants tribaux donc, côtoyant musiques « classiques » et électroniques, fusionnant Jazz et Baroque, musiques d’Orient et compositions originales, le Trio Zafrani s’inspire de Bach pour ancrer son écriture dans la modernité.
La poésie n’est pas oubliée (merci !), de Victor Hugo (Je respire où tu palpites) à Pablo Neruda (1904-1973): la mise en musique du XII° poème d’amour des Vingt qui valurent le Prix Nobel à l’un des grands poètes assassinés du XX° siècle, ne dépare pas au souvenir de celle de Paco Ibanez, pourtant inégalable.
Para mi corazón basta tu pecho,
para tu libertad bastan mis alas.
Desde mi boca llegará hasta el cielo
lo que estaba dormido sobre tu alma.
Pour mon cœur, ton sein suffit,
pour ta liberté mes ailes suffisent.
Depuis ma bouche arrivera jusqu’au ciel
ce qui dormait sur ton âme.
Et deux de ses vers pourrait s’appliquer à Caroline Champy-Tursun:
J’ai dit que tu chantais dans le vent
comme les pins et comme les mâts.
Para tu Corazon.Zafrani by Caroline Champy Tursun
Et même dans des écrits très personnels: le magnifique C’est toi, son poème inspiré par la maternité d’une femme prégnante, m’a fait penser à celui de Cécile Sauvage (1883-1927), Enfant, pale embryon:
(…) Tu ne sais pas combien ta chair a pris de fibres
Dans le sol maternel et jeune de ma chair
Et jamais ton regard que je pressens si clair
N’apprendra ce mystère innocent dans les livres…
Sur Septembre l’écorce, une belle composition d’Isabelle Cirla, la chanteuse retrouve la sensualité envoutante des divas orientales, comme la caresse d’une écharpe de soie parfumée de safran (…d’où vient le nom persan Zafrani):
Septembre l’écorce Zafrani by Caroline Champy Tursun
Quand elle n’improvise pas, entre mélopée méditerranéennes et scat, créant parfois sa propre langue, elle retrouve aussi le côté rocailleux des grandes chanteuses de Soul et de Blues, de la Billie Holliday de Strange fruit à la Nina Simone de Feeling Good. Et ses pulsions rock-and-roll (ce n’est pas par hasard qu’elle reprenne Tonight the night de Neil Young) affleurent par instants. De sa grande bouche oraculeuse, comme aurait dit Jean Cocteau, cette belle impérieuse chante ses rêves dans l’éther au-dessus de nous; quand elle se dresse sur ses pieds nus pour psalmodier, elle semble grandir encore plus.
Quelqu’un derrière moi a suggéré que ce trio devrait s’appeler Trio Caroline Champy-Tursun, mais sans Isabelle Cirla et Auguste Harle, lui apportant les précieux gréements d’un beau navire musical, sa figure de proue ne pourrait La poitrine en avant et les poumons gonflés Comme de la toile, Escalader le dos des flots amoncelés Que la nuit lui voile; et faire vibrer en elle toutes les passions D’un vaisseau qui souffre, Le bon vent, la tempête et ses convulsions…
Car La musique souvent la prend comme une mer ! Vers sa pâle étoile, Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Elle met à la voile.
Avec sa compère Isabelle Cirla, ce sont deux grandes Dames de la musique vivante actuelle.
Zafrani sera en concert à Jazz à Crest vendredi 12 juillet de 21:00 à 22:30, dans le Jardin du Donjon, Route de Cobonne, 26400 Cobonne, et le dimanche 14 juillet de 17:00 – 18:30 en l’Abbaye de Valcroissant dans la Drome.
Autre coup de cœur de ce début d’été, l’exposition d’œuvres de Georges Castex à la Chapelle du Musée du Pays de Cocagne à Lavaur, jusqu’au 22 septembre. Ce peintre très « classique » (1860-1943), a peint la Toulouse des années 1920-1940 en toutes saisons et dans tout son charme: de la place Wilson au Musée des Augustins en passant par le Pont-Neuf et la basilique de la Daurade. Très doué par sa technique et son talent, même s’il n’a peut-être pas le génie de certains de ses contemporains, en particulier Henri Martin, son « pays » occitan de la Salle des Illustres du Capitole de Toulouse, ses peintures sont un régal pour le regard, et n’est-ce-pas ce qui compte le plus, loin des bulletins philosophiques nécessaires pour approcher certains « artistes » contemporains…
Certaines des peintures de ce personnage facétieux semble-t-il, coquin même diraient les Italiens (berrechino), ont un petit côté satirique fort sympathique, dans le bon sens du terme, qui se retrouve dans certaines de ses toiles comme La leçon de chant.
De ces joueurs de rugby du Stade toulousain à la Prairie des Filtres:
à la Place Wilson et à la Cathédrale Saint-Etienne, en passant par les berges de la Garonne couvertes de neige à l’hiver et le cloître du Musée des Augustins,
sans oublier le portrait Monsieur Jean Jaurès (dont certains ne se souviennent plus aujourd’hui, si ce n’est pour l’avenue et la station de métro à son nom) en majesté.
Cette exposition sans prétention vaut vraiment les trois-quarts d’heures d’une route calme, sinueuse et ombragée, loin des tumultes monstrueux de l’autoroute en construction non loin de là. D’autant que Lavaur a toujours des charmes surannés mais délicats des petites villes du Lauragais, l’ancien « Pays de Cocagne », lié à la fois à la culture du pastel et au « grenier à blé du Languedoc ».
A signaler que la plupart des toiles viennent du Musée du Vieux Toulouse, ce lieu si sympathique niché au cœur de Toulouse (4), qu’il ne faut pas hésiter à aller visiter ou revisiter au creux des petites rues du centre ville.
Georges Castex était amoureux de Toulouse comme Marc Laffargue (1876-1927), dont les poèmes entrent en résonance avec les toiles exposées ici:
« Dans les brouillards légers, la ville aux briques d’or
Avec ses dômes et ses tours, ses clochers roses
S’éveille dans l’aurore, ô fleuve, sur ton bord
Où tes eaux dont les quais de briques se reposent. »
Pour en savoir plus:
1) Les pays qui récoltent le safran sont dans l’ordre d’importance sont l’Iran (60 tonnes par an) l’Espagne, l’Inde, la Grèce, le Maroc et l’Italie. Utilisé en cuisine mais aussi comme médicament, comme teinture, ou dans les cosmétiques, le safran a en effet le pouvoir de pimenter les parfums, avec des effluves que l’on retrouve souvent dans les parfums masculins, mais parfois aussi dans les parfums féminins, marquante, affirmée, avec des notes boisées comme celle du bois de oud; on le retrouve dans la tradition la plus ancienne de la parfumerie, très courante dans celle du Moyen-Orient.
Les Hespérides étaient des nymphes chargées de veiller sur les jardins des Dieux, dans lesquels poussaient les célèbres « Pommes d’or » (les oranges).
2) https://www.duocirlatrolonge.com/
3) https://www.carolinechampy.com/
4) Le musée du Vieux-Toulouse présente des objets évoquant l’histoire de la ville de Toulouse, de l’Antiquité au XX° siècle. Ce musée s’est établi depuis 1948 dans l’hôtel Dumay de la rue du May, dans le centre historique de la ville. Il est la propriété de la Société des Toulousains de Toulouse et Amis du vieux Toulouse.