En traversant les rues de Blagnac pour atteindre l’Église où allait avoir lieu le concert de l’Ensemble Baroque de Toulouse dans la saison d’Odyssud hors les murs (1), je me récitais Premier sourire de printemps de Théophile Gautier (1811-1872):
Tandis qu’à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement lorsque tout dort,
II repasse des collerettes
Et cisèle des boutons-d’or.
Dans le verger et dans la vigne,
II s’en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer à frimas l’amandier.
La nature au lit se repose ;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.
Tout en composant des solfèges
Qu’aux merles il siffle à mi-voix,
II sème aux prés les perce-neige
Et les violettes au bois.
Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l’oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d’argent du muguet.
Sous l’herbe, pour que tu la cueilles,
II met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.
Puis, lorsque sa besogne est faite,
Et que son règne va finir,
Au seuil d’avril tournant la tête,
II dit : « Printemps, tu peux venir ! »
Et l’Eglise Saint Pierre, du XII° siècle, qui a été voûtée au XV°, est toute pimpante, primesautière, en un mot printanière, avec sur son parvis des parterres de fleurs rouges, blanches et jaunes. Elle a mis ses plus beaux atours pour accueillir Antonio Vivaldi, entre ombre et lumière.
La croisée d’ogives avec liernes et tiercerons du chœur polygonal est toute en beauté et le maestro vénitien doit se sentir honoré, car la belle acoustique se prête parfaitement à son répertoire, je m’en suis rendu compte dès les premières notes, c’est même un écrin idéal. Seule cette partie de l’église, j’oserai dire la scène (mais le rituel chrétien n’est-il pas aussi amplifié par une « mise en scène », pardon de cette pensée iconoclaste cher Saint Pierre), est éclairée contrairement à la nef, nous sommes donc dans l’obscurité presque totale, dans une sorte de clair-obscur.
L’Ensemble Baroque de Toulouse est composé ce soir de la mezzo-soprano Caroline Champy-Tursun, Michel Brun direction et flute traversière, Laurence Martinaud et Véronique Delmas-Pellerin (violons), Léonore Darnaud (alto), Marie-Madeleine Mille (violoncelle), Ershad Vaeztehrani (contrebasse), Benoît Carrillon (théorbe et guitare baroque) et Lucille Chartrain (clavecin).
Pour un programme entièrement consacré donc à Antonio Vivaldi (1678-1741): Stabat Mater, pour mezzo-soprano et cordes, Concerto pour traverso et cordes Il Gardellino Sposa, son Disprezzata – extrait de Bajazet Svena, Uccidi, abbatti, atterra – extrait de Bajazet Sinfona Al Santo Sepolcro Vedro con mio diletto –, extrait d’Il Giustino Da quel ferro che ha svenato, extrait d’Il Farnace Sol da te, mio dolce amore, extrait d’Orlando Furioso.
En attendant le début du concert, je pense à mes nombreux séjours dans la Sérénissime Venise, avec celle qui m’accompagne depuis toujours, où parmi nos menus plaisirs, avant de déguster à la Trattoria alla Madonna, tout près du pont du Rialto, des seiches à l’encre avec une bouteille de Recioto di Gambellara (un délice), nous allons écouter presque religieusement à la Chiesa San Vida, les Interpreti Veneziani qui donnent tous les soirs des concerts d’œuvres de Vivaldi, incontournables dans la ville du plus grand génie baroque, qui pourtant n’y mourut pas et n’y est pas enterré.
En ouverture, un Stabat Mater, Stabat Mater dolorosa (la Mère se tenait douloureuse) Juxta crucem lacrimosa (à côté de la croix en larmes) exactement, une prose du Missel romain rappelant la douleur de la mère du Christ crucifié, qui pourrait être celle de toute mère dont le fils est mort dans d’atroces souffrances (en tout cas c’est ainsi que je la ressens); et par extension une œuvre musicale sur les paroles de cette prose, un genre très codifié dont les plus célèbres sont ceux de Pergolèse et de…Vivaldi.
Œuvre très enlevée pour voix solo accompagné d’un ensemble instrumental, composée en 1712 en l’honneur de la Vierge pour la paroisse de l’Eglise Santa Maria della Pace de Brescia, dans le style bien connu du maestro, peut-être le plus connu des musiciens dits baroques pour son rythme souvent proche de la Folia, mais aussi sa légèreté aérienne, qui donne à entendre la terrible souffrance maternelle, mais « sous le regard du Père qui transcende cette douleur »
Malgré le sujet dramatique, les tempos globalement lents, le seul mouvement rapide étant le dernier, « Amen », indiqué allegro, je ressens tout de suite le côté hédoniste du compositeur par opposition à celui, plus austère (pour moi bien sûr) de Bach. Ce qui ne contredit pas « la spiritualité authentique du célèbre abbé vénitien sur lequel courent toujours quelques ragots malveillants qui déforment la vérité de sa biographie. »
Il est vrai que le violoniste, compositeur, impresario, ne se déplaçait jamais sans une cour de charmantes jeunes filles, toutes musiciennes bien sûr, ce qui fait encore beaucoup jaser. Prêtre certes mais birichino, coquin, comme disent mes cousins piémontais…
Il était prêtre, mais pas vraiment de ceux qui mènent les offices religieux. Du moins il a été ordonné alors qu’il était encore adolescent, sur la volonté de son père, parce que c’était la seule possibilité qu’il avait de pouvoir enseigner le violon à la Piéta, orphelinat de jeunes filles. Il n’a donc pas réellement été prêtre, ou très peu (on dirait aujourd’hui dans une « version light »), puisqu’il a rapidement fait savoir qu’il ne voulait pas officier, mais ne s’est pas défroqué pour autant… Ce qui lui a permis de beaucoup continuer à circuler en compagnie des jeunes filles de la Piéta, et d’autres peut-être aussi (!)… lesquelles, disait-il, le comprenaient bien et « lui étaient de grands secours » …
Et plus tard dans le concert, sur l’extrait d’Orlando Furioso, Michel Brun jouera aussi de la flûte avec le coté coquin du Vénitien: il aura alors des côtés faunesques parfois courbé et bondissant flûte au bec.
L’on n’entendrait pas voler une mouche.
Tout de suite, j’oublie la dureté et l’inconfort des bancs, ce qui est bon signe dit-on: bientôt je ferme inconsciemment les yeux pour savourer cette musique célexte, mais ma voisine, que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam, me donne un petit coup de coude dans les côtes en me soufflant un « faut pas dormir » qui se veut amical.
Un tonnerre d’applaudissements m’empêche de manifester mon mécontentement, sinon prendre mes distances.
Michel Brun prend sa flûte traversière pour le concerto pour flûte: Vivaldi a souvent célébré la Nature, ici de manière très descriptive, et un oiseau en particulier, ni rossignol, ni merle noir, superbes chanteurs, mais le chardonneret élégant dont le ramage et le plumage sont au diapason. Les trilles de flûte demandent une virtuosité hors du commun: l’oiseau peut-être très enjoué pour sa parade nuptiale mais aussi très nostalgique par moments.
Le bon Antonio a souvent évoqué les oiseaux dans ses compositions, et même dans le poème qu’il a écrit pour introduire son chef-d’œuvre, La Primavera du Quatro Stagioni:
Le printemps est venu, apportant la gaieté;
Les oiseaux le saluent de leurs chants exaltés
Et les ruisseaux, qu’effleure un souffle de Zéphyr,
Coulent à l’unisson leurs flots qu’on entend bruire.
Le ciel s’est recouvert d’une sombre voilette,
Le tonnerre et l’éclair annoncent la tempête.
Mais sitôt qu’ils s’apaisent, les oiseaux joyeux
Reprennent sans tarder leurs chants harmonieux (…)
Peu de musiciens ont rendu autant hommage à la gent ailée, et de si belle manière, à part Olivier Messiaen dans son Catalogue d’oiseaux, et bien sûr Clément Jannequin, au XVIème siècle, Le Chant des Oyseaulx, l’un des plus célèbres (et des plus difficiles à chanter qui soient !!): ce virelai (poème chanté), dont la mélodie, à partir du tiers de sa durée, s’attache même à à mimer et faire dialoguer le chant du rossignol, du coucou, du merle et du sansonnet, dans une cacophonie étourdissante et joyeuse; il y a quelques année au Théâtre du Capitole, c’est l’Emsemble… Clément Jannequin, emmené par le flamboyant Domique Visse, qui nous en avait régalé. Plus près de nous, la chanteuse péruvienne Yma Súmac, dont le registre s’étendait sur cinq octaves, répétait des chansons folkloriques de son pays en imitant le chant des oiseaux, son premier public, qu’elle a collectés dans les montagnes (!)
Je me surprend à penser que, s’il avait été notre contemporain, le bon Antonio aurait sans doute fait partie de la Ligue de Protection des Oiseaux d’Alain Bongrain-Dubourg (qui vient de nous offrir un beau Dictionnaire Amoureux des Oiseaux chez Plon); et fustigé les hommes aux fusils tirant sur tout ce qui bouge, y compris les oiseaux, même s’ils sont protégés.
Mais je n’ai pas le temps de m’y attarder, car je suis maintenant sous le charme d’un autre chant, celui de la mezzo-soprano, Caroline Champy-Tursun, parfaite dans ce répertoire vivaldien, qui cite souvent François Cheng: » Toute œuvre d’art est résonance d’âme à âme avec les autres êtres et avec l’Être. C‘est la manière pour chaque créateur de dépasser l’espace-temps, de transcender la séparation et la mort. Il vise non la communication, mais la communion », et applique cette maxime à la lettre, en se jouant de la lumière du chœur et de l’ombre à la lisière de la nef.
Elle déploie le grand velours lumineux de sa voix, qui nous enveloppe sensuellement comme une vague chaude, et tutoie l’ange gardien musicien qui veille, disent les croyants, sur le lieu; j’imagine, comme Alfred de Musset, « qu’elle voltige (cette voix) comme un parfum léger sur l’aubépine en fleur ».
J’apprendrai après le concert de cette belle bouche oraculeuse qu’elle a plusieurs cordes à son arc: elle se produisait également le lendemain en solo, avec un looper (4), à l’Espace au Coin de l’Amour (tout un programme), 27 chemin de la Moure à Toulouse (le jeu de mot est mignon), et m’y convier en disant avec un grand sourire « c’est plus rock »!, comme si elle avait senti que j’aime aussi le rock-and-roll (puisque avec mon guitar-hero Serge Faubert, nous avons créé Mes Poètes du Rock (5) dont nous peaufinons actuellement l’enregistrement studio).
J’ai regrette de n’avoir pu y aller…
Equilibre entre musique sacrée et airs d’opéra, entre vocal et instrumental, entre lumière des œuvres célèbres et ombre des pages plus mystérieuses, le programme imaginé et interprété par Michel Brun et son Ensemble Baroque de Toulouse nous invite à explorer la complexité et la richesse du génial vénitien. Il faut se réjouir qu’ils aient enregistré ce répertoire (2).
Si Antonio Vivaldi est le compositeur de concertos le plus célèbre de l’histoire, notamment pour ses 4 concertos pour violons dits des Quatre Saisons, on aurait tort de croire l’inspiration du Vénitien limitée à cette forme profane. Celui qui fut ordonné prêtre à 25 ans a composé, pour l’Ospedale della Pietà, son principal employeur, un corpus d’œuvres religieuses d’une immense valeur, avant de devenir l’un des compositeurs d’opéra les plus prolifiques de son époque; même si, d’après Michel Brun, « il n’avait pas vraiment le sens dramatique », tout en restant un incomparable mélodiste et rythmicien.
La musique à ce niveau me réconcilie avec l’Humanité, si décevante par ailleurs: je comprends que les mystiques y entendent le souffle de l’ange justement et Vivaldi, comme ses interprètes de ce soir, me font oublier que je ne suis « qu’une plume dans la main de cet ange » comme dit un proverbe italien.
Après le rappel et la longue salve d’applaudissement, je reste un moment seul au fond de l’église à nouveau éclairée, et je me fais la réflexion qu’avec Vivaldi, j’ai l’impression de connaitre sa musique depuis toujours et ne jamais m’en lasser, tant ses mélodies et ses harmonies coulent de source. Et je ne suis certainement pas le seul, loin de là.
Pourtant le Prêtre roux, passé de mode après une vie de succès, mourut dans la misère, endetté jusqu’au cou. Les manuscrits de sa musique inédite disparurent pendant près de deux siècles où ils passèrent de main en main entre bibliophiles et dévolutions héréditaires. Ils resurgirent, par des voies accidentées et occultes, lorsque se conjuguèrent l’avidité d’un évêque salésien et la perspicacité de deux chercheurs passionnés, Gentili et Torri, le premier musicologue à l’Université de Turin, le second directeur de la Bibliothèque nationale de cette ville. Mais les partitions autographes du musicien vénitien durent encore passer par de nouvelles vicissitudes, dues cette fois à l’indifférence de l’État, à l’odieuse idiotie antisémite du régime fasciste, à l’opportunisme et à l’ingratitude des nouveaux maîtres de l’Italie.
C’est ce qu’a révélé Federico Maria Sardelli, chef d’orchestre et flûtiste lui-même, mais aussi peintre, dessinateur, graveur, écrivain satirique et auteur à succès de L’Affaire Vivaldi (Editions Van Dieren).
Et il faut rappeler que Mendelssohn, qui au XIXème siècle a remis Bach sur le devant de la scène, en ressortant d’innombrables œuvres des bibliothèques, a également œuvré pour la redécouverte de Vivaldi: en étudiant les écrits de Bach, et les partitions que le Cantor avait minutieusement accumulées, il a découvert des copies de partitions de Vivaldi ! Preuve que le « Prêtre Rouge » avait grandement intéressé Bach, et l’avait sans doute inspiré…
Si nous connaissons de Vivaldi tout ce que nous en connaissons aujourd’hui, bien au-delà des Quatre saisons, nous le devons aux péripéties oubliées – absurdes, incroyables, comiques, lourdes souvent de suspense, enchevêtrées comme un spectacle où se mêlent le drame et la farce – que ce roman historique révèle.
En repartant dans la nuit étoilée, la tête pleines des harmonies et des rythmes vivaldiens, je me rappelle ce Rondeau de Charles d’Orléans (1394-1465) que Michel Polnareff a mis en musique et chanté il y a bien longtemps en 1968:
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderies,
De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau !
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie,
Chacun s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.
PS. Merci à Alain Largeau du Choeur Alla Musica de Riom (grand admirateur de Zelenka lui aussi tombé dans un certain oubli) pour ses ouvertures éclairées.
29/III/2024
Remis à jour le 2/IV/2024
https://lacompagniedureveur.blogspot.com/
Pour en savoir plus :
1) Odyssud
Sortilège par l’Ensemble La Main Harmonique (polyphonies de la Renaissance et du Baroque naissant etc.) vendredi 5 avril, 20h30 dans cette même Eglise Saint Pierre, promet d’être aussi un grand moment.
2) Ensemble Baroque de Toulouse
Avant de reprendre Les Cantates sans filet dont il a fêté en beauté la 100° le 3 mars et Passe ton Bach d’abord, l’Ensemble donnera à nouveau Vivaldi, Ombre et lumière, le jeudi 4 avril à 20h30 à la Salle Palombo à Saint-Jean 31240 et le vendredi 5 avril à 19h30 à l’Espace Gentillet à Fonbeauzard.
Premier enregistrement studio de l’Ensemble Baroque de Toulouse, ce Vivaldi, entre Ombre et Lumière nous livre les couleurs, les contrastes, les émotions, le feu et la pénombre qui ont traversé toute l’œuvre du plus célèbre des vénitiens.
https://www.baroquetoulouse.com
Disque Vivaldi, entre Ombre et Lumière dans un luxueux coffret cartonné disque-livret dépliant, livré sous enveloppe à bulles.
4) Un looper est un instrument de musique électronique qui permet aux musicien.ne.s d’enregistrer des pistes vocales ou instrumentales, puis de les lire en boucle, pour créer une base sonore sur laquelle ils peuvent chanter ou jouer en direct et improviser pour créer des performances.