A l’âge finalement d’un Chostakovitch qui écrit sa première symphonie c’est-à dire, pas encore dix-neuf ans, notre tout jeune musicien né à Paris a le culot de s’attaquer au Deuxième Concerto pour violoncelle de ce même Dimitri Chostakovitch. Le public en est bouche bée. Et c’est un triomphe.
Pour ce qui est du concert lui-même, on se rapportera à mon article de présentation des artistes présents mais aussi des œuvres données. Contentons nous ici de signifier notre admiration devant une telle prouesse. Et comment, sous les doigts d’Edgar Moreau, le David Tecchler de 1711 a pu participer à la mise en valeur de tout ce que le compositeur a voulu, à 60 ans, accablé de tristesse, faire passer dans l’écriture de cette œuvre, au passage très ardue pour le soliste, qui ne respire pas l’optimisme ; œuvre que ce tout jeune interprète s’est approprié avec toute la détermination, la fougue, indispensables pour aller jusqu’au bout d’une tentative fort téméraire. Mais il y avait aussi, sous l’emprise du regard et du cure-dent d’un certain Valery Gergiev, un orchestre qui ne pouvait, inconsciemment ou pas, que participer à la réussite de l’ensemble. Tel une Bentley Mulsanne, et ses x cylindres, tous les pupitres n’avaient d’yeux, de souffle, de doigts que pour servir, au top, l’illustration de ces quelques mots du compositeur : « Le droit à la douleur est vraiment un droit. » ou encore : « …les grandes courbes de ce récit lyrique qui parviennent à un sommet dramatique – où le violoncelle déchire l’âme. » Mission accomplie.
Quant aux deux symphonies au programme, il est manifeste que nous sommes bien loin des exécutions passées, lorsque Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre du Kirov, se “lançait“ dans Chostakovitch. A la tête de SON orchestre façonné maintenant depuis près d’un quart de siècle, estampillé Gergiev, c’est une leçon d’interprétation et, gestuelle aidant, d’enchantement visuel. La Symphonie n°1 est sans conteste la première symphonie la plus mûre jamais écrite par un compositeur aussi jeune. D’emblée chef-d’œuvre, d’une complexité émotionnelle extrême, elle porte bien en germe toutes les caractéristiques du compositeur à venir : ambiguïté des sentiments, oscillant entre l’ironie et la dérision la plus sinistre, causticité de l’écriture, sentiment angoissé et tragique, explosions catastrophiques, univers morbide et raréfié… Toutes ces prémonitions doivent être prises en compte par le chef. Elles l’ont été, Gergiev évitant une lecture au premier degré d’où ce sentiment plaintif, menaçant et profondément inquiet, fort bien rendu, ces demi-teintes, ces soli instrumentaux engagés, une approche faisant le lit finalement à l’œuvre qui suivait écrite quarante ans plus tard, ce fameux Concerto n°2 pour violoncelle.
Quant à la Symphonie n°10, l’homme tient d’une main de fer toute l’arche dramatique. Chaque plan sonore, chaque entrée de cuivres, les cors ! de contrebasses et violoncelles, …baignent dans une même angoissante clarté. L’orchestre déploie ainsi une variété de couleurs qui convient admirablement à une musique dont le chef justifie le dépassement du propos simplement anti-stalinien. Gergiev n’attache pas une place prépondérante à la « contextualisation socio-politique » dans l’interprétation de Chostakovitch. (voir article d’annonce) La N°10, une œuvre qui se rebelle contre tous les pouvoirs, la bêtise et la cruauté. Vu à travers ce prisme, les rythmes de marches militaires de l’ « Allegretto », le jeu festif de la bacchanale du finale se justifient et Gergiev obtient ainsi un résultat, moins spécifiquement russe et outrancier, mais bien plus profond et “prenant aux tripes“. Sans le moindre pathos surajouté, avec une précision dans l’articulation sidérante, sa Dixième raconte une destinée humaine, et ses oppressantes angoisses.
Après un tel programme, nous avons eu droit à un petit supplément très démonstratif, dans le style : « Vous savez que nous pouvons aussi être excellent dans Wagner ! » Si c’était nécessaire, le Prélude de Lohengrin nous a tous convaincus. C’était ce 9 janvier à la Halle.
Michel Grialou