Jeudi 12 Octobre le Festival Cinespaña nous donnait rendez-vous à la Cinémathèque pour découvrir ou redécouvrir cet incontournable de la palette du grand Pedro Almodovar, sorti en 1984. C’est à l’occasion de sa 28ème édition que le festival propose le cycle « Cuerpos rebeldes » où l’on retrouve la génération de cinéastes espagnols des années 1960-1980 qui ont su s’affranchir de la censure franquiste. Le film Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ? est la critique d’une société machiste espagnole par Pedro Almodovar qui prend pour héroïne Gloria, femme au foyer désespérée, quasiment au bord de la crise de nerfs…
Le titre est en effet parlant, encore d’actualité. C’est la question intérieure toujours implicite que se pose Gloria, femme au foyer, coincée comme d’autres dans une de ces grandes barres d’immeubles HLM en périphérie de Madrid. A plusieurs reprises, on lit la phrase dans ses yeux. Elle étouffe dans cette vie où tout semble manquer : l’espace, le temps, la chance, l’argent et même l’amour. Cette misère quotidienne l’envahit bien qu’elle peine à l’éliminer en nettoyant, en fermant les yeux sur ce qu’elle voit pourtant très bien, en réclamant de l’aide à une famille désorientée.
Le film se déroule la majeure partie du temps dans l’appartement où tout le monde vit, ou du moins survit. Ce dernier est si étroit que même le spectateur finit par se sentir compressé dans ces petites pièces sombres, que le cadre de la caméra enferme à son tour. Les membres de la famille semblent en effet les uns sur les autres dans ce huit-clos. Gloria à bout de souffle, entretient comme elle peut le foyer après une longue et difficile journée de travail ; tandis que les autres vaquent à leurs occupations. Son mari Antonio boit son cognac et regarde la télé, sollicitant son épouse dès qu’il en a besoin. La abuela ne soutient pas non plus Gloria, puisqu’elle fait ses propres réserves dans un placard fermé à clé et lui impose la venue d’un lézard nommé Dinero ( en référence à la couleur du dollar) qu’elle a trouvé avec son petit-fils Toni. Ce dernier est peut-être plus attentif au bien-être de sa mère, bien qu’il soit lui-même embarqué dans des affaires de drogue à 14 ans, tout comme son petit frère Miguel.
On se demande alors : comment faire face à une telle vie ? Ce film est avant tout un hommage aux femmes, incarnées par Gloria que le réalisateur met au centre de son oeuvre. Mais ce qui est surprenant et talentueux de sa part, c’est la faculté de parler de tout cela en y ajoutant un humour noir, décalé qui mêle autodérision et provocation. Le cinéma d’Almodovar c’est avant tout ça : du sexe, des larmes, de la danse, des dialogues crus et piquants. Et tout cela sonne étonnamment juste car c’est aussi une réalité. La provocation ne serait-elle pas finalement une revanche face à la misère omniprésente ? Une revanche et un renouveau pour une société espagnole en pleine période post- dictatoriale.
Il est vrai que pendant la période du tardofranquismo et de la Transition démocratique que connaît l’Espagne (1964-1984),les questions gay, lesbienne et transgenre deviennent un thème central au sein des oeuvres des cinéastes. Dans Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ? Almodovar libère la sexualité des personnages, en particulier celle des femmes, ainsi que leur rapport au corps . Par exemple la voisine de Gloria, Cristal qui habite l’étage au- dessus, se prostitue et parle ouvertement de sa sexualité. « On ne pourra jamais avoir un corps comme le mien » se vante t-elle. Son personnage est à la fois un cliché mais nous ramène aussi à une réalité pure et dure. Cette libéralisation du corps à l’écran brise les codes moraux et sociaux instaurés par un régime austère franquiste. On reconnaît bien là la période de la Movida, mouvement culturel à la fin des années 1980 après la mort de Franco. Il y a une volonté d’aller à contre-courant de ce que l’on a connu en mettant au goût du jour tout ce qui était illégal jusque là. On peut en effet penser que la vie monotone et sombre que mène Gloria n’est que le fruit du régime franquiste qui n’a pas donné la parole aux femmes, engendrant ainsi une société essoufflée : qu’a t-on fait pour mériter cela ?
En tant que spectateur, on suit ces personnages qui luttent au quotidien pour ne pas craquer. Almodovar nous apprend à aimer Gloria même si elle aussi a des failles comme l’infidélité ou l’addiction aux médicaments. On se demande alors pendant tout le film : va t- elle réussir à survivre ? Tout cela n’est-il qu’une farce du quotidien ou bien un réel mal-être ? Malgré cette fatalité pesante, le film reste drôle et surprenant. On peut d’ailleurs penser que la question Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça est finalement à prendre au second degré , avec légèreté. C’est une question en réalité à laquelle on ne peut pas vraiment répondre et qui sert surtout au réalisateur pour dénoncer la condition des femmes dans une Espagne en pleine transition.
Sara KRAUS