Julius Asal commence à faire parler de lui. En 2023, il a déjà donné des concerts un peu partout en Europe et même au Japon. L’année dernière il a sorti un disque entièrement consacré à Prokofiev, que l’on peut écouter sur toutes les bonnes plateformes comme Qobuz par exemple. Fidèle à sa réputation de défricheur, Piano aux Jacobins est le premier festival à faire venir le jeune prodige allemand en France. Ce jeudi 7 septembre, il nous joue des extraits de son disque Prokofiev, du Rachmaninov pour honorer les 150 ans de sa naissance, du Debussy (dont on a vu avec Lugansky cet été à Rocamadour, qu’il n’était pas si loin de Rachmaninov) et Louis Durey, probablement le membre le moins connu du groupe des six. Un petit hommage à la France qui l’accueille ?
La France, c’est bien, Toulouse, c’est mieux, le cloître des Jacobins c’est un must ! Quel plus beau lieu pour un premier concert ? Dans la douceur d’un soir de septembre à Toulouse, sous les voûtes qui connurent la déambulation des frères dominicains, surgit un petit homme au pas pressé. Julius Asal fond sur son piano, s’assied et attaque Prokofiev. Même si la pâte sonore n’a rien à voir, on est tout de suite surpris de retrouver, à la micro-nuance près, aux accents près, la substance de l’enregistrement. Son Romeo et Juliette est déjà une signature : chant délicat, élégant et distinct, grande puissance mélodique, rythmes rigoureux et précis quelle que soit la difficulté pianistique, servis par des doigts très fermes. Tout au plus pourrait-on regretter qu’il n’ait pas choisi d’interpréter les Quatre pièces op.4 ou les Pensées op.62 qui entourent le ballet dans son disque, autrement plus intéressantes sur le plan du langage musical.
L’homme à son piano est une cinéscénie en soit : fermement campé sur le devant du tabouret, le haut de son corps est tout en mouvement. Sa tête dodeline, emportée par une grande mèche blonde qui balaie l’air devant lui. Ses bras, d’une précision redoutable, emplissent l’espace qui le sépare du piano. Ledit piano, un magnifique Steinway, bénéficie d’une préparation remarquable de François Petit.
Et voilà que Julius Asal enchaîne avec quatre des Préludes de Debussy. Surprise, la souplesse est là, tout de suite. Les notes marquées et les traits fluides, les tourbillons et les sauts, les nuances ppp jusqu’aux fff, tout Debussy est en germe. Je garderai en mémoire une Cathédrale engloutie d’une grande profondeur : des sons venus d’ailleurs, mezzanotte, racontent une histoire qui se perd dans les âges. Dès le premier accord on est pris à la gorge. Quelles nuances, quelles subtilités… à peine perturbées par le passage d’un avion. Et oui que voulez-vous, La Roque d’Anthéron a son mistral, Piano aux Jacobins ses Airbus. J’oublierai plus vite, sans doute, un Général Lavine un peu trop excentrique et pressé, et un Vent d’ouest assez décoiffant mais qui ne m’apporte pas beaucoup de visions.
Le concert, annoncé sans entracte, connaît cependant une courte pause, le temps pour le pianiste d’aller chercher… la partition du Nocturne de Louis Durey. Belle idée d’insérer cette pièce peu connue, protéiforme, au matériau thématique simple joliment mis en lumière par les qualités chantantes du jeu du pianiste allemand.
Viennent enfin les Rachmaninov. Choix intéressant de pièces aux numéros d’opus variés, qui donnent la part belle aux contrechants, à la mélancolie, où la virtuosité complètement maîtrisée s’efface derrière un souffle indéniable. Les Préludes opus 32 particulièrement, sont vraiment aboutis. Aussi, quelle drôle d’idée d’avoir glissé au milieu de ces enchantements, un opus 3 n°2 aussi défiguré ? J’entends le besoin de se démarquer quand on choisit d’interpréter une scie, mais à ce point ? Ce rubato excessif dans la première partie, les triolets mangés et les accents alternés avalés dans la seconde, et cette affèterie d’arpèges inutiles dans la troisième, c’est non… Aussi je retiendrai le reste, ce jeu des plans sonores superposés tellement complexes à rendre, cette aisance et cette décontraction visibles dans les déplacements vertigineux. En particulier, un splendide opus 32 n°13 que j’aimerais réécouter.
Exigeant, ce concert ? On le murmurait dans les allées. Sans doute. Le pianiste allemand a trompé son monde : on attendait un jeune fou, on a découvert un sage en maturation. N’est-ce pas une signature du Festival des Jacobins ? A ce propos, il commence tout juste. Plein de surprises vous attendent dans une programmation éclectique et passionnante.