La moitié de la France s’enfonce dans une canicule pénible, vit ces moments où l’on rêve de ne bouger aucun membre, où monter une colline représente un risque. Mais alors, pour gravir les 216 marches du grand escalier des pèlerins de Rocamadour, il faut un prétexte considérable ! Je le tiens : ce soir, j’assistais au récital donné par le pianiste Nikolaï Lugansky.
Le Festival de Musique Sacrée de Rocamadour rend cette année un hommage particulier aux 150 ans de la naissance de Sergueï Rachmaninov, par trois concerts : le Tenebrae Choir le 16 août dernier pour son œuvre chorale, Lise de la Salle samedi 26 pour le deuxième concerto pour piano, et ce soir 20 août, le pianiste russe dans l’œuvre pour piano seul. Belle intuition d’Emmeran Rollin, son directeur artistique qui donne ainsi à entendre aux festivaliers un tour complet de l’imagination fertile du dernier grand compositeur romantique. Et si l’envie vous prend de mieux connaître la vie de Rachmaninov, je vous recommande l’excellente série produite par France Musique cet été.
Revenons à la basilique Saint-Sauveur, cette voute gothique splendide où le public se presse en rangs serrés. Voilà que Nikolaï Lugansky apparaît dans l’encadrement d’une porte dérobée. En quelques pas il est au centre de l’église où trône le Steinway, s’assied, attend quelques secondes que la rumeur s’apaise et attaque la deuxième Etude-tableau. Pour la première partie du concert, il a retenu cinq Etudes-tableaux de l’opus 33 et six Préludes de l’opus 32. A une ou deux exceptions près, aucun n’est un « tube ».
Quelle surprise d’entendre ici des contrastes, des nuances et une liberté qui rappelleraient presque… Debussy. Les respirations, les pauses, les valeurs longues, les lignes foudroyantes mais subtiles qui traversent le clavier nous emmènent loin du virtuose fracassant, que certains attendaient. Dans les pianissimos les plus subtils comme dans les graves martelés fortissimo, la musique est partout, servie par les doigts d’acier du pianiste russe.
Son corps est en mouvement permanent : ses yeux mi-clos souvent levés vers la voute, ses lèvres serrées, ses épaules légères, jouent une musique qui s’ajoute à celles des doigts galopant sur le clavier. Même dans les plus grands brouillards de notes, dans ces moments où la main géante de Rachmaninov se fait sentir, Lugansky garde une lisibilité exceptionnelle de toutes les lignes mélodiques. Cette magie des nuances et des contrastes, on la doit aussi à un usage virtuose des deux pédales : forte et una corda sont très sollicitées et apportent au jeu une transparence remarquable.
On l’attendait ensuite dans la deuxième sonate, sommet du récital… qu’il n’était pas décidé à nous donner. Une petite déception, vite balayée par la surprise d’une première audition : l’arrangement par Lugansky de quatre scènes du Crépuscule des Dieux, opéra de Wagner issu du cycle de l’Anneau du Nibelung. Le pianiste prépare un disque que l’on s’arrachera dans quelques semaines, voilà qu’il nous en partage le contenu en primeur. Pour qui n’est pas un familier de Wagner, cette demi-heure de musique (les quatre mouvements enchaînés) pourra être ardue. Les harmonies géniales du Maître de l’opéra ne sont pas exactement données… mais pour qui se plaira à guetter ici le chant du cor, là le thème de l’épée, à tel endroit le leitmotiv de Siegfried ou de Brünnhilde, quel régal ! Quand le Walhalla s’écroule et que se superposent et s’enchevêtrent jusqu’à trois voire quatre thèmes, on prend la mesure du génie de Wagner, mais aussi de Lugansky pour l’écriture de ces arrangements : un piano dense et articulé, dur ou chantant. Chant que l’on retrouve dans la dernière pièce du concert, la mort d’Isolde dans la transcription magnifique de Liszt. Un peu plus classique peut-être, mais cet art du climax… presque insurpassable !
Le pianiste russe reviendra pour deux rappels : « je joue encore Rachmaninov, un peu plus populaire », nous dit-il de son accent chantant, avant d’attaquer le cinquième prélude de l’opus, 23, cette marche héroïque encadrant un interlude lyrique, qu’il achèvera avec une telle débauche d’énergie que son talon claquera sous la pédale forte. Puis le bis d’entre les bis, l’opus 3 n°2, que Rachmaninov lui-même devait jouer à la fin de chacun de ses concerts sous peine de décevoir son public. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Lugansky ne nous aura pas déçu !
Le Festival de Musique Sacrée de Rocamadour a déjà accueilli les plus grands pianistes français. C’est la première fois que l’acoustique enveloppante et magnifique de la basilique renvoie les sons d’une star planétaire. Cela nous promet des futures éditions de très haut niveau ! En attendant, ne ratez pas les six derniers concerts de l’édition 2023 : pour découvrir la programmation, c’est par là.