C’est avec une profonde émotion et une grande tristesse que j’avais appris la disparition de Monsieur Daniel Cordier, le 20 novembre 2020. Cet homme de bien et de beau comme disaient les Grecs anciens (1), ce Compagnon de la Libération, qui fut le secrétaire de Jean Moulin de juillet 1942 à son arrestation le 21 juin 1943, et auquel « Max » accorda toute sa confiance, sur lequel il s’appuya dans cette période cruciale pour la Résistance que fut celle de la mise en place, non sans difficultés, d’un Conseil National de la Résistance; dont la première réunion – à la préparation et sécurisation de laquelle il prit physiquement part – se tint le 27 mai 1943 à Paris.
Je lui avais alors adressé une Lettre ouverte sur ce Blog du site Culture 31 :
Le Bureau National de l’Association Nationale des Anciens Combattants et Amis de la Résistance (2) qui se fait encore et toujours le relais des grandes voix de la Résistance vers les jeunes générations, avait alors justement rappelé que Daniel Cordier fut aussi « le symbole de cette diversité des raisons d’engagement qui conduisirent des femmes et des hommes, des jeunes et des bien moins jeunes, venus d’horizons philosophiques et de milieux sociologiques différents, à entrer en résistance, à rejoindre la Résistance. Laquelle, au fil des mois et des années, dans les rangs de la France libre et dans la clandestinité sur le sol national, des débuts de l’Occupation à la Libération, fit, et pour sa vie entière, du jeune maurrassien de droite extrême qu’il était en 1940 un Républicain, défenseur des valeurs de solidarité, d’humanisme et de démocratie qu’exprima, publié le 15 mars 1944, le Programme du Conseil National de la Résistance ».
L’exposition présentée au Musée Départemental de la Résistance (3) jusqu’au 4 novembre 2023, du mardi au samedi de 10h à 18h, sous le haut patronage scientifique et historique de Madame Bénédicte Vergez-Chaignon (4), Assistante de 1989 à 1999 de Daniel Cordier sur les Mémoires de Jean Moulin, auquel elle a consacré une biographie, -et dont l’on reconnait la voix pour l’entendre, toujours avec plaisir, dans l’émission « Le cours de l’Histoire » de Xavier Mauduit sur France Culture-, et le Haut-Commissariat de Madame Sylvie Zaidman, Conservatrice du Musée de la Libération de Paris (5); sans oublier celui de Monsieur Antoine Grande, Directeur du MDRD, et de Madame Ingrid Leduc, Conservatrice en Chef du Patrimoine, cette exposition rappelle fort à propos que cette grande voix de la Résistance justement ne s’est pas éteinte le 20 novembre 2020, mais au contraire que son écho, porté par ses nombreux livres, en particulier Alias Caracalla et Jean-Moulin-La République des Catacombes, ses centaines d’entretiens écrits et audiovisuels, continue d’être largement audible.
Elle rappelle l’engagement de cet homme non seulement dans la Résistance, mais aussi ensuite dans l’Art en général, contemporain en particulier; sans oublier dans l’Histoire enfin avec un grand H, celle qui évite l’ignorance et l’obscurantisme qui mènent au fascisme. (Mais on ne rappellera jamais assez la grandeur de cet engagement aux pires sourds, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas entendre, comme l’a écrit Molière dans sa pièce peu connue L’amour médecin).
Daniel Cordier, ce fut, jusqu’à ses derniers jours, l’homme de la fidélité à la mémoire de Jean Moulin, dont il devint, en historien rigoureux, le narrateur magistral de la vie et de l’action, en restituant les valeurs qui l’habitèrent et le motivèrent, le rôle majeur qui fut le sien.
Mais il fut surtout « libre comme l’Art », le cadeau que lui avait fait son père spirituel, ce préfet déchu par Vichy qui avait parmi les premiers appliqué en 1940 la devise de Gandhi: « La désobéissance civile devient un devoir sacré quand l’État devient hors la loi ou corrompu » (la non-violence en moins).
Et celui-ci l’a aussi initié à l’Art avec un grand A: comme il était lui-même excellent graphiste et amateur averti, l’une de ses couvertures était celle de marchand d’art. C’est donc tout naturellement qu’il lui parlait peinture, surtout dans les lieux publics. En 1943, il l’emmena voir les Kandinsky d’une exposition à Saint-Germain-des-Prés. Les deux hommes s’étaient promis d’aller au Prado ensemble, mais Cordier ira seul en 1944, lors d’un passage en Espagne, admirer à Madrid, stupéfait, les chefs-d’œuvre de Velázquez, Bosch ou Dürer, et surtout Goya. « La plus grande rencontre de ma vie » dira-t-il, victime de sidération et en proie au syndrome de Stendhal, au point de fondre en larmes.
Mais il y aussi Stéphane Hessel, autre grand Résistant avec lequel il s’était lié d’amitié à Londres, -et avec qui on a pu le voir aux côtés de Raymond Aubrac et Léon Landini, dans le beau et émouvant film Les jours heureux de Gilles Perret diffusé il y a peu au Musée de la Résistance-, fut de ceux qui lui conseillèrent de s’orienter du côté de l’art, lui donnant le contact de Marcel Duchamp à New York; et l’un de ses premiers éblouissements fut Nicolas de Staël en 1945 qu’il rencontra à Montparnasse…
Et bien sûr Jean Dubuffet.
La vie de Daniel Cordier est indissociable de ses trois combats qui l’ont rythmée. Depuis les errements de sa jeunesse atlantique allaitée aux idées maurassiennes (Moulin avait commenté celle-ci par ces mots: « en vous écoutant, je comprends la chance que j’ai eu d’avoir une enfance républicaines »), jusqu’à son grand âge rayonnant d’érudition sous le soleil cannois, en passant par la liberté totale de l’aventure d’amateur d’Art. Au point que l’on pourrait dire qu’il a eu trois vies.
« Les relations que j’ai entretenues depuis quarante-cinq ans avec les œuvres d’art appartiennent plus à ma vie intime qu’à ma vie publique. Elles participent, pour moi, au secret des profondeurs. »
Il n’a jamais voulu perdre « Le regard d’un amateur » : « Le danger, pour un marchand de tableaux qui aime la peinture », étant « de devenir un commerçant, de perdre tout contact avec ce qui a été à l’origine de son entreprise : l’Amour de l’Art. »
L’ancien Résistant devenu plus tard historien et auteur de nombreux livres pour défendre la mémoire salie de son patron, a été l’un des galeristes parisiens les plus actifs de l’après-guerre, collectionneur fiévreux, grand amateur d’art et ami des artistes, donateur et mécène important du Musée National d’Art Moderne, mais aussi du Musée des Abattoirs de Toulouse. Il a laissé un héritage exceptionnel: la singularité de son parcours intellectuel et l’immense collection qu’il a constituée au fil des années ont façonné l’histoire de l’Art de la seconde moitié du XXe siècle.
En 1956, il ouvre sa première galerie dans le huitième arrondissement de Paris. Ses amitiés avec Henri Michaux et Jean Dubuffet aiguisent son regard et forgent son goût.
En juin 1964, il organise dans sa galerie parisienne une dernière exposition, « Huit ans d’agitation », (qui a influencé le titre de l’exposition du MDRD, 100 ans d’agitation) où sont réunis tous les artistes qu’il a découverts et soutenus. Il explique dans sa lettre « P.p.c » (Pour prendre congé) largement diffusée dans le monde artistique, les raisons de la fermeture de la galerie, principalement la crise du marché de l’art et l’engouement nouveau pour l’art américain. Celui qui à 22 ans n’y connaissait rien est à l’origine de l’une des plus grandes donations d’œuvres d’art à l’État français, après avoir pris des risques artistiques considérables… comme il en avait pris dans la Résistance.
Mais il ne s’est pas arrêté là: s’attirant de nombreuses inimitiés, il a affirmé haut et fort l’apport des archives à l’histoire de la Résistance, jusque-là fondée uniquement sur les témoignages oraux, en particulier dans Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon. Par ses travaux méthodiques, il a, au contraire, contribué à faire progresser cette Histoire, en la précisant, en la démystifiant et en lui restituant sa grandeur humaine.
En conservant jusqu’au bout la sensibilité profonde de sa prime jeunesse.
Dans ses Mémoires posthumes intitulées « La Victoire en pleurant » parues en 2021, il écrivait: « Je suis au supplice en même temps que défilent dans ma tête les déportés, les morts, tous ceux avec qui je me suis engagé dans une déraisonnable espérance, et dont la jeunesse fut massacrée. »
Il a fini paisiblement ses « 100 ans d’agitation » dans son appartement cannois envahi de livres et d’œuvres d’art, comme l’on peut l’imaginer dans la reconstitution au premier étage du Musée, sereine comme lui, où je me plais à le voir pour toujours.
C’était un exemple d’humanité exceptionnelle, une personne fascinante et indivisible qui rassemblait engagement, générosité, originalité, humour avec une approche de la création inimitable, un regard unique, et l’expression de « l’amour de l’art » d’un simple « amateur » (comme il se définissait lui-même); mais éclairé comme peu.
Et s’il n’en parlait jamais, l’une de ses grandes joies jusqu’au bout de son voyage terrestre, ce fut la peinture qu’il garda comme un secret, même s’il confia à Jérôme Clément, dans A Voix Nue en 2013 : « Un jour, j’ai acheté une boîte de peinture à l’huile et des petites toiles, j’ai commencé à faire de la peinture et ça m’a passionné (…) Sauf que mon dessin est nul, la couleur est à peu près identique, et que, malheureusement, bien que j’ai fait huit ans… huit ans de peinture, je suis incapable de faire de la peinture ! »
Mais cette peinture en particulier, sans doute préexistait-elle dans sa rétine, comme dans celle de Rafael Alberti (1902-1999), qui a eu lui aussi une belle longévité, dans son recueil poétique À la peinture:
À toi, jardin rond où réside
peinte en sa plénitude la beauté ;
fleur circulaire, corolle irisant ce qui va
du rayon noir à la blondeur du jour naissant 5 (…).
Que feraient sans toi les couleurs,
pupille de clarté, peintre suprême ?
À toi, source de la Peinture, intarissable.
Pour ces trois vies éprises de liberté et de vérité, dont votre tempérament engagé et combattant aura fait l’unité, « Merci Monsieur Cordier » !
Pour en savoir plus :
1) Les Grecs anciens disposaient d’une expression pour dire l’alliance du kalos (le beau) et du kagathos (le bon): celle de « kalos kagathos ». Elle caractérisait l’homme qui est à la fois physiquement beau et moralement noble. Par extension, on parle d’une personne qui aime à la fois le Bon et le Beau.
2) ANACR : https://www.anacr.com/
3) Musée départemental de la résistance et de la déportation
52, allée des Demoiselles – 31400 Toulouse 05 34 33 17 40 http://musee-resistance.haute-garonne.fr/fr/index.html
4) Madame Bénédicte Vergez-Chaignon, Docteure en Histoire, spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale, a réalisé également l’édition critique du Dossier Rebatet (Bouquins) et le Journal de guerre de Paul Morand. Son livre sur la vie de Pétain lui a valu le grand prix de la biographie politique et le prix de la biographie du Point. Récemment, elle a participé au Fantôme de Philippe Pétain de Philippe Collin (Flammarion, 2022), qui a donné lieu à une série d’émissions en 10 épisodes sur France Inter. Elle vient de préfacer La victoire en pleurant, le deuxième tome d’Alias Caracalla (1943-1946), les Mémoires de Daniel Cordier.
5) Musée de la Libération de Paris – Musée du général Leclerc – Musée Jean Moulin :