On a appris ce jeudi 25 la disparition de Jean-Louis Murat à l’âge de 71 ans, la veille de la parution d’un best of de ses chansons.
Auréolé d’un certain succès public et d’une forte reconnaissance critique, Jean-Louis Murat aurait pu devenir à la fin des années quatre-vingt et au début des quatre-vingt-dix une sorte de nouveau Souchon ou de Cabrel. Après les albums Cheyenne Autumn (clin d’œil à John Ford) et Le Manteau de pluie, l’auteur-compositeur-interprète occupa la tête du Top 50 grâce à Regrets, un duo avec Mylène Farmer. Loin de céder aux sirènes de la gloire et de se transformer en machine à tubes, Murat creusa son sillon à la manière d’un paysan têtu et dur à la tâche de son Auvergne natale, multipliant les disques et les entreprises inattendues, comme Madame Deshoulières (poèmes du XVIIème chantés avec Isabelle Huppert), 1829 (des textes de Jean-Pierre Béranger, chansonnier du XIXème) ou Charles et Léo (réinterprétation des poèmes de Baudelaire mis en musique par Léo Ferré).
On comprend que cet homme s’était trompé de siècle et aurait dû naître à une autre époque où son amour de la langue, « celle de Charles d’Orléans et de Verlaine, un continent perdu », n’aurait pas été si anachronique. En célébrant la beauté, le Ciel, les oiseaux, les paradis perdus, les demoiselles, les anges déchus, Jean-Louis Murat battait le rappel des sentiments d’autrefois. « Mon cœur imite les anciens / Chanter est ma façon d’errer », disait-il dans Le cours ordinaire des choses. Ce chanteur errant et enraciné nous enjoignait à ne pas jeter aux orties nos amours, nos rêveries et nos espérances. Ses disques demeureront de puissants réconforts.
Au-delà de son œuvre musicale qui débuta en 1981 avec le titre Suicidez-vous, le peuple est mort ! (rapidement interdit d’antenne), on aimait aussi Jean-Louis Murat pour son extraordinaire liberté de ton, ses insolences, son intégrité, sa faculté à fâcher les imbéciles. Il était le dernier anar de la chanson française. La preuve, par exemple, avec cet entretien que nous avions réalisé en janvier 2010 à Toulouse autour d’une bouteille de Pierre Beauger, vigneron d’Auvergne évidemment.
Vous avez enregistré les chansons du Cours ordinaire des choses, à Nashville avec des musiciens américains. En quoi est-ce différent que de travailler avec des musiciens français?
Les musiciens américains parlent moins que les français. Ils réfléchissent moins et jouent plus. Cela ne chipote pas, quoi… Ils sont super professionnels. La grosse différence est qu’ils mettent leur ego dans leur poche pendant le temps de la séance. Cela permet d’aller plus vite. J’avais déjà travaillé à New York. Là-bas, ils sont un peu plus chiants, plus intellos. Ils te cassent les couilles avec Derrida et Jean-Paul Sartre. A Nashville, non.
Vous avez fait des albums entièrement consacrés à des auteurs du XVIIème comme Antoinette Deshoulières ou du XIXème comme Baudelaire et Pierre-Jean de Béranger. Aimeriez-vous refaire ce genre de disques ?
Oui, mais c’est le business qui ne suit pas. J’ai pu faire des projets comme ceux-là avant la crise, mais maintenant c’est impossible. Sinon, j’aimerais beaucoup, notamment reprendre des gens pas très connus. Moi qui n’ai pas fait d’études, cela me permet d’en faire par procuration. Pour l’album Ferré / Baudelaire, j’ai passé un an à lire Baudelaire. J’étais incollable… Aujourd’hui, je proposerais de faire un disque sur des textes inédits de Lautréamont avec de super musiciens, je ne trouverais pas une seule maison de disques…
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire cette mini tournée dans quelques Fnac consistant à évoquer vos goûts musicaux, cinématographiques et littéraires ? C’est un moyen de contourner la promo traditionnelle ?
Je n’avais jamais voulu faire les rencontres Fnac, puis j’en ai fait une à Lyon et cela m’a bien plu. C’est une journée de vacances : je fais de la voiture, comme là pour venir à Toulouse. Dans une station-service, j’ai trouvé une réédition cultissime des Pretty Things. Plus un live d’America ! Cela me permet de sortir un peu. Sinon, je suis en studio ou en tournée. Après, voir les gens est sympa, mais ils me demandent en général la même chose que les journalistes.
Vous avez souvent évoqué dans la presse vos goûts littéraires, notamment pour Bernanos, Bloy ou Muray. Qu’est-ce qui vous attire chez ces imprécateurs, ces pamphlétaires ?
Oui, j’aime beaucoup Bloy, Bernanos, Huysmans, Philippe Muray… J’aime leur liberté de pensée, leur rapport au vocabulaire, la musique de la langue. Dans le Journal de Bloy, il y a de véritables trouvailles langagières. Philippe Muray est l’un des meilleurs stylistes français du vingtième siècle. De même pour Bernanos. J’aime les gens qui ne sont ni de gauche ni de droite, mais plutôt d’une sorte d’anarchisme classique. Cela produit les esprits que je préfère. Ils ne sont enfermés dans rien, se remettent toujours en question et sont toujours contre. Bernanos a eu raison sur tout. C’est le seul intellectuel qui se barre de France au moment des accords de Munich, le seul qui se dit : « Je ne peux pas rester dans ce pays à la con ». Ils ont des visions hautes. On retrouve cela chez les Camelots du roi qui incarnent un mélange que j’aime beaucoup : des sortes d’anarchistes de droite qui sont à la fois chrétiens et à gauche des communistes. Ils voient la foi comme un super communisme. C’est une façon de penser qui me plaît et qui a quasiment disparu. J’essaie de la retrouver chez des moralistes, chez des écrivains, mais ils se font laminer : Houellebecq, Dantec, Nabe… Je ne suis pas toujours d’accord avec eux, mais j’aime bien ces gars-là et leur état d’esprit combatif.
Aviez-vous découvert Philippe Muray à travers ses chroniques publiées dans La Montagne non loin de chez vous ?
Je connaissais déjà ses livres. Avant qu’il ne décède, il m’a envoyé une lettre car j’avais parlé de lui plusieurs à reprises en interview. Une fois, j’avais réussi à le caser dans Télérama. Le journaliste ne savait absolument pas qui était Philippe Muray et je lui avais dit qu’il s’agissait d’un auteur incomparable, de notre meilleur moraliste fin de siècle. Ensuite, quand Philippe Muray a fait son disque, j’ai pu faire passer un titre sur France Inter. Là, c’était le bouquet !
L’un de vos premiers albums portait le titre d’un film de John Ford : Cheyenne Autumn. Quels sont les cinéastes qui ont compté pour vous ?
Il y avait aussi la voix de Tarkovski sur ce disque. J’aime les films de Ford, de Tarkovski, les vieux, le cinéma classique, Hawks, Pabst… Tarkovski me semble assez indépassable. Après cela, je ne peux pas aller voir Avatar. A part Kurosawa, je n’ai pas vraiment accroché avec le cinéma asiatique. Je trouve qu’il n’y a rien de mieux qu’un quart d’heure de n’importe quel Laurel et Hardy. J’aime aussi beaucoup l’esprit de Billy Wilder qui représente bien la sensibilité des juifs d’Europe de l’Est qui se sont retrouvés à Hollywood après avoir fui le nazisme. J’avais lu une phrase de Wilder sur Antonioni à propos duquel il disait qu’il ne faisait pas des films sur l’incommunicabilité, mais qu’il ne savait tout simplement pas écrire de dialogues… J’adore cela ! En plus, c’est la pure vérité. J’aurais aimé connaître Billy Wilder.
On vous avait vu comme acteur dans La vengeance d’une femme de Doillon en 1990. C’est une aventure à laquelle vous n’avez pas donné suite…
J’en ai gardé un souvenir très désagréable. A cause de Doillon d’ailleurs. On devait refaire un film ensemble, mais j’ai laissé tomber. Parfois, je regrette. Comme pour Michael Haneke. J’ai beaucoup travaillé avec lui puis j’ai abandonné au tout dernier moment car le scénario ne me plaisait pas. Une autre fois, je devais faire des essais avec Lars von Trier. La veille, j’ai dit : « Non, je ne viens pas. » Cela m’attire et me fait un peu peur à la fois car j’aime trop le cinéma classique. Celui qui se fait aujourd’hui ne m’intéresse pas vraiment.
Parmi les chanteurs que vous aimez, les grands maîtres comme Neil Young, Leonard Cohen ou Bob Dylan restent-ils des références ou appartiennent-ils au passé ?
Il y a cette idée à la con selon laquelle il y aurait chaque semaine quelque chose de génial ou les nouveaux Beatles. On sait bien que c’est de la blague et que le meilleur de la musique populaire a été fait. Cela ne m’empêche pas de suivre ce qui se passe, mais si quelqu’un de génial émerge, il y a toujours un pote pour vous le signaler. C’est la même chose en littérature. Stendhal, Proust, Montaigne ou Nietzsche font très bien l’affaire. On n’est pas obligé de suivre l’actualité. D’instinct, je vais vers Proust ou Bernanos de la même façon que je vais vers Dylan ou les Stones. Pour moi, c’est la même chose. Dans mon inculture d’autodidacte, j’aime tout mélanger. Je fais ma petite cuisine et elle m’alimente.
Voici quelques jours a été publiée la liste des chanteurs ayant obtenu les plus gros revenus en 2009. En tête, il y a Johnny Hallyday suivi de Mylène Farmer et Calogero. Que vous inspire ce palmarès ?
Je crois que cela a toujours été la même chose. Quand vous lisez le Journal de Flaubert, vous voyez que la plupart des auteurs les plus fameux de cette époque ont disparu. Chaque époque se trompe. Il peut y avoir des exemples où quelque chose d’exceptionnel rencontre le public, mais dans l’ensemble les tocards ont toujours tenu le haut du pavé. Dans son dernier roman, Philip Roth évoque le classement des cent meilleurs écrivains américains fait par l’intelligentsia. Il n’y a ni Faulkner ni Hemingway… Il est donc normal que ceux qui ramassent le plus de pognon en France avec la musique soient des tocards
Dans vos interviews, on a le sentiment que vous aimez choquer le bobo. Dans un récent portrait paru dans Libération, vous qualifiez le dernier roman de Marie NDiaye de « pissat de femelle », vous traitiez les Verts de « vieux cons » avec un « QI de ver de terre », vous disiez aimer la corrida ou encore éviter soigneusement les bureaux de vote…
Oui, c’est vrai, je pense cela… Mais quand on le dit, on est mort. On reçoit des milliers de messages d’insultes. C’est ce qui m’est arrivé avec les associations anti-corrida. C’est délirant. Ce n’est pas le goût de la provocation qui me guide. Ce n’est pas parce qu’on a donné le Goncourt à Marie NDiaye que je n’ai pas le droit d’avoir mon opinion. J’ai lu assez d’écrivains pour juger cela insipide. A la limite, il vaut mieux ne rien dire. C’est ce qui est terrible dans l’époque. Elle veut t’intimider. Il faudrait que je sois timide vis-à-vis de ce que je suis, que je ne dise pas que Marie NDiaye est nulle et que j’adore la corrida. Moi, j’emmerde l’époque. Or, plus elle va vers cette chape de plomb et plus j’ai envie de lire Bloy, Huysmans, de vivre… On n’en peut plus d’être obligé de se taire, de ne plus dire que l’on aime le cul des filles, l’alcool ou la corrida. Tout devient répréhensible. Comment fabriquer dans ces conditions des individus représentant un quelconque intérêt, des êtres qui soient d’une matière romanesque ? C’est pour cela aussi que j’aime bien Houellebecq, mais on va le faire taire. La matière romanesque des gens s’évapore. Alors, la vie en société devient insupportable. Pourquoi on aime revoir les films de Georges Lautner ou Touchez pas au grisbi ? Parce qu’on ne trouve plus d’individus comme cela. On a beau aller dans des troquets, les mecs ont le charisme d’un animateur de TF1. Les gens n’ont plus de matière romanesque. La diversité de comportement, de pensée, d’expression a disparu. Il n’y a plus rien. Cela me donne l’impression de rouler avec le frein à main. En fait, il faudrait que je ferme ma gueule ou que je change de métier.