Le ThéâtredelaCité connait l’affluence des grands jours et pour cause : fêtant leurs quarante ans, les Arts Renaissants, cette association d’amoureux de la musique, professionnels et amateurs (1), ont invité Pascal Quignard, Jordi Savall et le Concert des Nations pour un concert d’anthologie puisqu’il s’agit de Tous les matins du monde.
Xavier Darasse (1931-1992), grand organiste toulousain, qui nous encourageait à « être curieux et différents », a fondé en 1978 ce cycle de 6 concerts annuels des musiques baroques aux musiques du monde, dans des lieux prestigieux et atypiques du centre-ville toulousain (Musée des Augustins, Auditorium Saint-Pierre des Cuisines, Eglise Saint-Jérôme…). Jean Marc Andrieu, fondateur et directeur des Passions, l’Ensemble baroque de Montauban, en est aujourd’hui le directeur artistique, pour le meilleur; comme d’habitude avec lui.
Le public a rempli les 888 places de l’amphithéâtre du TNT mais dès que l’obscurité se fait, le silence est quasi religieux, l’on se croirait dans une chapelle ; et pour cause vu le thème avec pour personnage principal un homme, Monsieur de Sainte-Colombe, proche de la mystique de Port-Royal et des Jansénistes (2).
On se rappelle avec émotion du livre déjà, mais surtout du film, sorti il y a 32 ans, en décembre 1991, avec l’immense Jean-Pierre Marielle (que l’on pourrait appeler lui aussi Monsieur) dans le rôle de Sainte-Colombe, et dans celui de Marin Marais jeune et vieux, les Depardieu fils et père, Guillaume et Gérard, cette alchimie subtile entre le texte et la musique, sans oublier la lumière picturale et si particulière d’Yves Angelo, et la mise en scène simple sans être simpliste ni minimaliste, sans effets superfétatoires ; mais des correspondances picturales, la reconstitution historique étant parfaite avec des lieux choisis dans la Creuse en particulier et un Gérard Depardieu qui semblait sorti d’un tableau de Largillierre (3).
Nul mieux que Jordi Savall ne pouvait réaliser les rêves de Pascal Quignard et d’Alain Corneau, tant il incarne depuis de nombreuses décennies le gambiste, tel que l’on se l’imagine en regardant les portraits d’André Bouys (1656-1740) par exemple.
Le livre et le film ayant pour personnages principaux Jean de Sainte-Colombe, né vers 1640 et mort vers 1700, et Marin Marais, né le 31 mai 1656 et mort le 15 août 1728, deux célèbres gambistes et compositeurs français de la période baroque, qui mieux que lui pouvait leur prêter son talent, sa virtuosité… et ses doigts.
Ce n’est pas un hasard non plus si c’était la regrettée Montserrat Figueras qui offrait sa belle voix de soprano à la fille de Sainte-Colombe, Madeleine : je me souviens avoir pleuré quand elle a interprété La jeune fillette (une mélodie populaire de Jehan Chardavoine datée de 1576) que chantait ma grand-mère Eugénie en me préparant des tartes…aux quetsches, ces fruits violets qu’évoque par ailleurs le romancier ; d’où mon seul petit regret ce soir, il n’y a que rien que des hommes sur scène, même si ce sont tous des musiciens émérites.
Jordi Savall comme Pascal Quignard sont facilement reconnaissables, et ce dernier a d’abord salué les disparus, le réalisateur Alain Corneau (dont ce film était le grand rêve), Jean-Pierre Marielle, Montserrat Figueras, et Guillaume Depardieu en particulier ; mais comme l’a dit lui-même Jordi Savall au Festival de Maguelonne en 2012, « l’on ne meurt jamais que lorsqu’on vous oublie ». L’écrivain a aussi évoqué les conditions d’enregistrement épiques dans le froid de la Chapelle Saint-Lambert-des-Champs (4), à 1h du matin pour éviter les bruits parasites des avions atterrissant à Charles-de-Gaulle non loin de là ; et nous a fait sourire en rappelant les « dîners » qu’ils partageaient auparavant « dans une pizzeria minable où ils étaient accueillis par un Mickey Mouse en plâtre aux couleurs décaties. » En tout cas, ils étaient à quelques encablures à peine des ruines de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs, et ne pouvaient rêver mieux pour s’imprégner de l’esprit de Monsieur de Sainte-Colombe quatre siècles après qu’il ait vécu.
J’ai toujours en mémoire le clair-obscur de certaines scènes, l’ambiance des toiles de Georges de la Tour (1593-1652) éclairéés à la bougie, et surtout celles de Lubin Bauguin (1612-1663), ces natures mortes que ces Messieurs de Port-Royal appelaient à l’époque des « vanités », les pauses prégnantes de la musique et du texte, le jeu ascétique de Jean-Pierre Marielle, l’un des plus grands acteurs de cette génération nonobstant sa discrétion, capable de faire ressortir sans les mots la douleur inguérissable de cet homme amoureux et sa rébellion presque anarchiste (sauf en ce qui concerne Dieu peut-être), sa tendresse bourrue pour ses filles et sa grandeur d’âme face à ce musicien dont il a perçu la valeur mais qui lui a tout volé et à qui il a finalement pardonné, la rondeur bonhomme et parvenue de Gérard Depardieu, l’extraordinaire vitalité des jeunes acteurs, Guillaume Depardieu, dont on imagine jusqu’à quels sommets il aurait pu pousser son art malgré la présence écrasante de son père, Anne Brochet n’hésitant pas à dévoiler son sexe, mais surtout à mimer la maladie d’amour (ce visage émacié !) et le suicide bouleversant de Madeleine de Sainte-Colombe. Sans oublier l’apparition de Michel Bouquet dans le rôle de l’ami peintre, lui dont l’homonyme l’était déjà au XIXe siècle, avant de jouer Renoir dans le film du même nom en 2012.
Aujourd’hui, Jordi Savall et sa fameuse basse de viole à sept cordes (innovation de Monsieur de Sainte Colombe justement) de Barak Norman (Londres 1697), sont entourés, en plus de Pascal Quignard, par la « crème » des musiciens « baroques » contemporains que le maître a réunis dans le Concert des Nations et qu’il faut citer : le claveciniste Pierre Hantaî (déjà présent à l’époque), le violoniste Manfredo Kraemer au son suave bien reconnaissable, le théorbiste et guitariste Xavier Diaz-Latorre toujours souriant, le flutiste Charles Zebley, déjà grand par la taille, et le gambiste Philippe Pierlot qui ne pâlit pas dans les duos de violes de gambe.
On a reconnu évidemment les compositions emblématiques de ce film, un vrai délice : outre La Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully, en solo par Savall puis par l’orchestre au complet, et plusieurs pièces de François Couperin, surtout Les Pleurs et le Tombeau des Regrets de Monsieur de Sainte Colombe, les Pièces de viole de Marin Marais, dont les Couplets des Folies d’Espagne, la Sonnerie de Sainte-Geneviève du Mont, et bien sûr la Rêveuse, la pièce emblématique du livre et du film, à la fois éloge amoureuse et élégie funèbre.
La Rêveuse
Et en rappel, les musiciens nous ont en plus régalés des Deux tambourins de Rameau, et d’une improvisation savoureuse sur « une danse pour la naissance du futur Louis XIII », déjà entendue dans les Fêtes royales au temps de Louis XIII, envoutante comme une Follia qui nous a entrainé dans son tourbillon.
Le public debout ne voulait plus les laisser partir : nul doute que tous ceux qui assistaient à ce moment exceptionnel pourront dire « j’y étais ».
De la musique, Serge Chauzy vous aura déjà parlé mieux que moi avec toute sa science « mélomaniaque » pour reprendre le titre de l’excellente émission d’Eric Duprix, tous les mardis à sur Radio Présence Midi-Pyrénées 97.9 (3). Je soulignerai juste l’engouement public qu’a suscité cette œuvre, et les nombreuses vocations de jeunes gambistes.
A titre personnel, j’ai fait mon miel de la prose poétique de Pascal Quignard, qui, de sa belle plume trempée dans une culture très profonde, nous a fait revivre cette époque troublée par l’intolérance religieuse du pouvoir absolu. Le titre déjà, cette phrase (Tous les matins du monde sont sans retour), extraite du chapitre 26, après le suicide de Madeleine de Sainte Colombe, qui semble sortie de la Ballade des contraires de François Villon, place en exergue le récit au cœur d’une philosophie de vie : le paradoxe entre le renouveau incessant de la vie et la fuite inexorable du temps, vécu par un homme proche du mysticisme, mais qui malgré toutes les épreuves ne se privait pas de quelques oublies, -une pâtisserie populaire qui date du Moyen Âge, roulées comme les gaufrettes, que proposaient les marchands ambulants-, et d’un généreux verre de vin tiré de sa vigne et de sa cave (qui était peut-être de la piquette mais qu’importe).
Tous les matins du monde sont sans retour.
Cette eau qui coulait entre les rives était comme une blessure qui saignait…
Je vous aimais. Comme j’aimerai encore vous proposer des pêches écrasées…
Je ne sais comment dire, Madame. Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids…
Il n’y a rien, Monsieur, à toucher que du vent. (…) Croyez-vous qu’il n’y ait pas de souffrance à n’être que du vent ? Quelque fois ce vent porte jusqu’à nous des bribes de musique.
Et évidemment ces passages sur la Musique, la grande, celle du cœur, en particulier dans cette dernière leçon qui est en fait la première, ce qui n’a rien d’étonnant l’écrivain étant aussi violoncelliste :
La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut pas parler. (Malraux disait : La musique seule peut parler de la mort.)
Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteau des cordonniers. Pour les états qui précédent l’enfance. Quand on était sans le souffle. Quand on était sans lumière.
De façon incongrue, alors que je prenais conscience seulement à la fin du concert d’avoir eu mal aux fesses dans mon fauteuil mal rembourré, je me suis surpris à penser que Pascal Quignard était Monsieur de Sainte-Colombe, et Jordi Savall, Marin Marais, « l’élève qui a dépassé le maître », lui qui a dit aussi à propos du film « les élèves ne dépassent jamais le maître, sauf Marin Marais ».
Mais aussi que pour cet anniversaire, le flutiste Jean-Marc Andrieu, avec le talent et l’éclectisme qu’on lui connaît, ne pouvait mieux choisir que ce concert, un des plus beaux hommages à la Musique avec un grand M, la Musique qui était déjà le personnage principal du livre et du disque : Vive les Arts Renaissants et vive la Musique !
Et que de nouveau, je puisse dire comme ce soir avec Charles Baudelaire (1821-1867):
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !
PS. Ce concert qui fera date a été enregistré par les techniciens de la chaine Mezzo, on peut bien sûr trouver le disque et la vidéo (Studio Canal), sans oublier bien sûr le livre dans la petite collection folio.
E.Fabre-Maigné
Photos © Monique Boutolleau / Les Arts Renaissants
Pour en savoir plus :
2) Principal foyer de la pensée janséniste en France, Port-Royal apparaît comme un lieu de résistance au pouvoir royal, que Louis XIV ne parvient pas à réduire, pendant tout son long règne. En 1661, il ordonne la dispersion des Solitaires et la fermeture des Petites écoles. Il n’a pas hésité, comme les inquisiteurs du XIIe siècle, à faire déterrer et brûler leurs cadavres…
3) Nicolas de Largillierre, né le 2 octobre 1656 à Paris, où il est mort le 20 mars 1746, est un peintre français. Il est l’un des portraitistes les plus réputés des XVII e et XVIIIe siècles.
4) La vie de Saint-Lambert-des-Bois s’est organisée, dès l’origine, autour de la première chapelle datant du Xe siècle, puis, peu à peu, autour de l’Eglise et du Cimetière qui conserve aujourd’hui les restes des Religieuses de Port-Royal. L’histoire de Saint-Lambert est étroitement liée à l’histoire de Port-Royal : ce village d’artisans et de paysans travaillait pour l’Abbaye de Port-Royal -des-Champs et conserve la mémoire de ce haut lieu religieux qui fut rasé, on ne l’a pas oublié, sur ordre du roi Louis XIV, et la dispersion des Religieuses en 1709.
5) Mélomanie Radio Présence tous les mardis à 19h