Quand j’étais plus jeune, j’allais au Petit théâtre Saint Exupère (1) de Blagnac avec mes enfants pour assister à de délicieux spectacles jeune public dans le cadre de la programmation d’Odyssud; c’est toujours dans le cadre de celle-ci, mais hors les murs puisque la Grande Salle de cette structure indispensable se refait une beauté, et se fait désirer. Finalement, le concert du Troubadours Art Ensemble (2) a tout son sens dans ce lieu d’histoire devenu un cocon pour la création artistique, d’autant que son fondateur anime chaque année sur toute l’Occitanie un grand festival qui a pour titre… « Les Troubadours chantent l’Art roman ».
En mai 1981, Gisèle Penna, adjointe aux affaires culturelles, avait confié la chapelle Saint-Exupère à la troupe de la Fabula théâtre dirigée par Michel Coulet pour « y concrétiser des animations théâtrales et y créer des spectacles pour les jeunes de la ville ». La troupe qui avait « bricolé le lieu en un petit théâtre », a joué devant les enfants des écoles et des collèges, présente des pièces d’auteurs célèbres ou de Michel Coulet aux adolescents et aux adultes. La municipalité a ensuite voulu transformer la chapelle en « théâtre expérimental pour jeune public »: c’est la naissance du petit théâtre Saint-Exupère qui, avec ses 180 places, est devenu un lieu convivial et intimiste, selon le souhait exprimé en 1997 par Thierry Carlier, alors directeur d’Odyssud et Pierre Chamfrault, délégué à la culture, qui désiraient le rendre polyvalent. En 2009, avec le remplacement des gradins en bois par des sièges individuels confortables, le petit théâtre s’est inscrit en véritable complémentarité avec la grande salle d’Odyssud. Aujourd’hui, il demeure un lieu incontournable de la vie culturelle de Blagnac et du Grand Toulouse tant pour les jeunes que pour les adultes.
Et c’est le cas avec le Troubadours Art Ensemble, l’une des plus célèbres compagnies de Musique médiévale occitane, qui s’y produit dans la dernière programmation du cycle Musiques Baroques et Anciennes, dont on gardera des souvenirs émus, animé par Emmanuel Gaillard, l’ex-directeur d’Odyssud qui a fait ses adieux avec cette saison (mais sa programmation 2022-2023 n’est pas terminée et réserve encore de belles émotions en perspective : https://www.odyssud.com/ ).
Avec pour devise « Aux sources de la chanson et de la poésie moderne, l’art des troubadours occitans du Moyen-âge, passeurs d’idées nouvelles et des valeurs humanistes », autour de son maestro Gérard Zuchetto (chant, clarins, flûte, vièle, maranzona), et avec sa figure de proue la soparno Sandra Hurtado Ròs, il y a ce soir Patrice Villaumé (vielle à roue ténor, tympanon, cornemuse), Bertrand Bayle (guiterne, citole) et Antoni Madueño (chant, citole) musicologue, professeur à l’Université Autonome de Barcelone et chercheur dans le domaine de l’organologie médiévale et des instruments de musique représentés sur le portail de Ripoll en Catalogne, il interprète et recrée les chants de Ovadiah dans les manuscrits de Ripoll.
Dans la formation de ce soir, Zuchetto a choisi de ne pas inviter de percussionniste à proprement parler, même si les instruments à cordes sont frappés rythmiquement, mais on apprécie d’autant plus les passages a cappella que soient ceux de la soprano ou du ténor ou les deux à l’unisson.
Après des siècles d’occultation, on sait aujourd’hui, grâce « au travail de bénédictins » de René Nelli, Pierre Bec, Henri Gougaud et Gérard Zuchetto justement, que les Troubadours, et les Trobairitz, les Femmes Troubadours (ne les oublions surtout pas) inventèrent aux XIIe et XIII e siècles l’art lyrique du Trobar, et qu’ils révolutionnèrent à jamais la chanson dans tous ses aspects artistiques, sociétaux et culturels. Du Limousin à Venise ou de Toulouse à Tolède, en langue occitane et cultivant l’art de la parole libre, les Troubadours sont devenus de véritables passeurs d’idées nouvelles, porteuses de valeurs laïques et humanistes; au grand dam des Croisés du « bon Pape et du du bon Roi » (de France) qui n’eurent de cesse de les pourchasser en même temps que les Cathares, refusant en particulier l’émancipation des Femmes.
Le Troubadours Art Ensemble créé et dirigé depuis bientôt 40 ans par Gérard Zuchetto, musicien-chercheur, spécialiste du Trobar, se produit dans le monde entier, et le chant cristallin-aérien de la soprano Sandra Hurtado-Ròs se fait l’écho talentueux et émouvant des plus belles mélodies jamais composées au Moyen Âge. Cette charmante jeune femme apporte au groupe une féminité indispensable dans ce répertoire souvent dédié à la Dame.
Précisons que ce concert se déroule en acoustique, et a cappella pour certaines chansons, comme au temps des Cours d’Amour à Puivert ou à Pierrefeu par exemple.
En ouverture, un instrumental: la cantiga O fondo do mar, qui permet d’apprécier la virtuosité de Patrice Villaumé à la vielle à roue ténor dont il est l’un des rares spécialistes; et Aissi com es sobronrada de Guiraut Riquier magnifiquement chanté par Sandra Hurtado-Ròs accompagnée par Gérard Zuchetto à la flûte.
Troubadour révolté, Guiraut Riquier (4) n’a eu de cesse de témoigner sur les mœurs avilis de son temps par exemple dans Lo mond par enchantat :
« Le monde parait enchanté
car changé et ensorcelé
il est prêt de s’écrouler
et je vois déchoir
les actions bien réglées / raisonnées…
…et celles qui sont déréglées / irraisonnées
s’élever sans principe
car le tort est protégé
et le droit abandonné
personne n’a cure de faire son devoir… ».
Ce poème a de bien étranges résonances aujourd’hui où certains privilégiés veulent en particulier imposer manu militari à de moins favorisés qu’eux de travailler jusqu’à un âge avancé pour pouvoir prendre leur retraite…
Heureusement que la magie du spectacle vivant et de cette musique en particulier a fait son effet et que son charme nous a envouté., éloignant pour quelques heures ces pensées troublées.
Sur En greu pantais, c’est au tour d’Antoni Madueño, qui a quelque ressemblance avec Jim Morrison des Doors, de mettre sa superbe voix de baryton au service d’Aimeric de Peguilhan, né à Toulouse et protégé des Comtes de Toulouse, qui dut se réfugier en Italie pour fuir les Inquisiteurs, après avoir bourlingué dans les Cours d’Aragon et de Catalogne, mais revint quand même retrouver la Dame qu’il aimait;
suivi par Zuchetto dont l’interprétation d’Ar resplan la flors enversa de Raimbaut d’Aurenga, un grand seigneur et le plus ancien des troubadours de Provence, grand séducteur, ami de la Comtesse de Die avec laquelle il eut des joutes verbales, fait penser à un rap !
Nouvel instrumental: la dansa Manfredina, composée dit-on en hommage à Giovanni Boccaccio (1313-1375), poète, écrivain et érudit italien, célèbre par son Décaméron.
Notons que Bertrand Bayle, s’il est discret à la guiterne et à la citole, assure des accompagnements mélorythmiques des plus subtils.
Ensuite Sandra Hurtado-Ròs revient pour Greu fera nuls om falhensa de Folquet de Marselha, personnage paradoxal de poète courtois devenu l’un des plus féroces inquisiteurs en tant qu’évêque de Toulouse, à cause d’un amour déçu, mais dont les œuvres de troubadour méritent l’attention; et Antoni Madueño pour un hymne du Manuscrit de Ripoll, Hodie Mundo.
Vient alors mon troubadour préféré, Bernart de Ventadorn le Corrézien, petit valet devenu poète favori d’Alienor d’Aquitaine, un des plus grands chantres de l’amour courtois, avec Can vei la lauzetta mover, quand je vois le vol de l’alouette, où Hurtado-Ros a presque des accents flamenco (qui n’ont rien d’étonnant avec ses racines andalouses) et où Zuchetto prend une tonalité de haute-contre: comme il le dit lui-même en préambule à cette canso, « on ne voit plus jamais pareil le vol de l’alouette après avoir entendu cette chanson. »
Un autre Instrumental: une joyeuse cantiga pour la cornemuse par Patrice Villaumé.
Zuchetto met alors à l’honneur le toulousain Peire Vidal, un grand voyageur autour de la Méditerranée, avec Pos tornatz sui en Proensa, une chanson joyeuse, puisqu’ »il est de retour de Provence, ce qui semble plaire à sa Dame »…
A nouveau un extrait du Manuscrit de Ripoll Mi al har horev Ovadiah par Madueño; Et à nouveau Guiraut Riquier: Jhesu Christ filh de dieu viu par Hurtado-Ròs. Mais on ne s’en lasse pas.
L’Instrumental final, une cantiga intitulée Pogar ben podo, arrive bien trop tôt à notre goût.
En rappel, de Guiraut de Bornelh le Limousin, « qui l’hiver étudiait et écrivait pour l’été se produisait dans les cours », le Reis Glorios, à trois voix par Hurtado-Ròs, Madueño et Zuchetto, nous console difficilement de devoir quitter cet univers enchanté.
Même si le rythme de ces cansos est très lent pour notre époque de vitesse, ne serait-ce que de transports et de vies, il faut se laisser emporter par les mélodies bien sûr de ces belles chansons mais aussi par l’univers intérieur qu’elles recèlent, d’imaginer ces poètes et ces musiciens se déplaçant à pied, à cheval ou en mule, de village en village et de châteaux en châteaux.
Ce concert aurait largement mérité de faire salle comble, et non 3/4 de salle, mais je me demande parfois qui dans la génération des milléniaux connaît les Troubadours et les Trobairitz…
Pour ma part, je ne peux que redire, comme Henri Gougaud, l’émerveillement que j’éprouve à chaque fois, depuis mon adolescence, à fréquenter « les vergers d’amour » de ces hommes (et de ces femmes animés de cette foi, de cet élan qui fait « l’éternelle jeunesse des poètes ». Ils sont toujours en fleurs, comme des arbres qui ne connaitraient pas l’automne et l’hiver, ni l’été : toujours le printemps.
Et il m’émeut encore plus de les savoir nés, pour la plupart, de cette terre que le grand René Nelli appelait « le Midi noir ». On aurait pu les imaginer, écrit Gougaud, enfants de l’insouciante Provence ou de la riche Aquitaine. Mais non ! Ils étaient de cet austère pays, entre Périgord et Roussillon, que martyrisèrent les hordes de soudards de la croisade contre les Albigeois. Ils furent les contemporains des bûchers où se consumèrent les hérétiques dits cathares, Chrétiens non-violents (que d’aucuns, révisionnistes d’un nouveau genre, voudraient faire disparaître des livres d’histoire) , ceux qui les avaient accueillis et ceux qui voulurent les secourir. Ils furent les témoins de la naissance de l’Inquisition menée par les Chiens de Dieu, Dominus cani, qui se poursuivra pendant des siècles pour soutenir les dictatures les plus sanglantes.
Comme si l’Amour avait choisi de porter ses fruits sur les lieux mêmes où l’on ne pouvait que désespérer de lui. Le Midi noir. Le Midi des Troubadours.
Ne demeurent de ces siècles de lumière et d’obscurité, de feu et de sang, que des lambeaux de châteaux décharnés jusqu’à l’os, des citadelles du vertige, un idéal de partage et de tolérance; et colportés heureusement par le Troubadours Art Ensemble sur de nombreuses scènes, des poèmes amoureux.
Ceux-ci témoignent encore et toujours, en nos temps de plus en plus incertains, que « les chants des hommes sont plus durables que leurs armes, » comme l’écrivait Nazim Hikmet, le plus grand poète turc du XXème siècle qui passa la moitié de sa vie en prison et en exil.
Et l’on sait d’autant plus gré au Troubadours Art Ensemble, Gérard Zuchetto et Sandra Hurtado-Ròs en particulier, de se consacrer avec tant de foi et de passion à cette noble mission de faire revivre la Civilisation des Troubadours (4).
On peut les retrouver sur YouTube avec leurs invités lors d’un concert mémorable à l’Abbaye de Fontfroide le 24 octobre 2020:
En repartant dans la nuit fraiche d’avril, résonnent encore dans mes oreilles les vers de mon cher Bernart de Ventadorn, qui vécut de 1125-1195, si bien chantés par Sandra Hurtado-Ròs et Gérard Zuchetto:
Can vei la lauzeta mover
De joi sas alas contra’l rai,
Que s’oblid’ e’s laissa chazer
Per la doussor c’al cor li vai,
Ai! Tan grans enveya m’en ve
De cui qu’eu veya jauzion!
Meravilhas ai, car desse
Lo cor de dezirer no’m fon
Quand je vois l’alouette
agiter de joie ses ailes
face aux rayons [du soleil],
s’oublier et se laisser choir
dans la douceur qui au cœur lui vient,
hélas ! une si grande envie me pénètre
de ce bonheur que je vois,
que je tiens à miracle
si mon cœur ne se consume pas de désir…
Pour en savoir plus:
1) L’Oratoire Saint-Exupère
Exupère, sixième évêque de Toulouse, venait se reposer des fatigues de son épiscopat à Blagnac, où il avait fait construire sa maison à l’emplacement de la chapelle actuelle. Il y recevait les malades et les pauvres. Il aimait beaucoup, paraît-il, les habitants de ce petit village. Les Blagnacais le lui ont bien rendu en le vénérant et en le faisant Saint-Patron de leur village.
C’est dans ce lieu qu’il serait mort et inhumé au début du Ve siècle. A l’époque, toute cette partie de Blagnac n’était que terres cultivées. Une centaine d’années après son décès, la tradition raconte encore qu’un paysan qui habitait là, était hanté chaque nuit par le même rêve, celui qui lui annonçait que sa maison se trouvait sur l’emplacement du tombeau du Saint. Il en avisa les religieux de Saint-Sernin qui trouvèrent en effet les restes du saint homme et les emportèrent en châsse dans leur église. Un petit édifice religieux dont il ne reste rien, fut élevé sans doute à l’endroit de son tombeau.
La chapelle, construite peut-être par les chanoines du chapitre de Saint Sernin, date du XVe siècle. Elle était entretenue par la Confrérie de Saint Exupère, établie à Blagnac. Elle fut très endommagée durant la période révolutionnaire.
Déclarée bien national, elle fut vendue aux enchères en 1797 et acquise par Hilaire Bosc au profit de la Confrérie. Elle sera par la suite vendue à la fabrique de Blagnac. Grâce à la générosité des Blagnacais, sa restauration commence alors et s’achève en 1806. Depuis, elle a fait l’objet de plusieurs consolidations et même de transformations. Les peintures murales de la chapelle, dont la conservation est rare en Languedoc, ont été classées monument historique le 20 mai 1922. 10 panneaux datent du XVIe siècle et les 4 autres, réalisés par le peintre Bernard Bénézet, du XIXe siècle. La nef est devenue une salle de spectacle en 1989.
Malgré un incendie survenu en 1990, les peintures, véritable richesse de ce lieu, n’ont subi aucun dommage. Elles viennent de retrouver toute leur lumière après une campagne de restauration qui s’est déroulée en trois phases, d’abord une consolidation des enduits, puis le nettoyage des peintures et enfin une réintégration picturale.
2) Troubadours Art Ensemble : https://troubadours-ensemble.com/
3) « Guiraut Riquier est né à Narbonne aux alentours de 1230 et il y vécut jusqu’en 1270 de son métier de troubadour à la cour de l’onratz vescoms Narbones, l’honorable vicomte Amalric IV. Dans les 48 chansons qui sont notées avec les mélodies dans le manuscrit médiéval, Guiraut Riquier nous apparait comme un excellent compositeur, habile et raffiné, élevant l’art de la monodie au sommet de la virtuosité. S’il en était lui-même l’interprète, on peut imaginer que ce troubadour de la fin du XIIIème siècle fut un chanteur virtuose ».
4) La civilisation des troubadours a connu son apogée au XIIème et XIIIème siècles sur le territoire de l’Occitanie, du Massif central aux Pyrénées, de l’Océan à la Méditerranée, jusqu’à la Catalogne et la Toscane. Mais la littérature de Langue d’oc a diffusé bien au-delà de ces frontières « la fin’amor », appelée plus tard « amour courtois », et la poésie des troubadours constitue un art lyrique majeur et fondateur, dans la civilisation européenne, enseigné dans les plus grandes universités. Issus de tous les milieux, mêlant chansons et poèmes à la fois limpides et savants, populaires et inventifs, ceux-ci louaient la nature, évoquaient la guerre et la mort, la société de leur époque, l’éternité et la fin des temps, ils chantaient l’amour et la joie d’être au monde.
Aujourd’hui plus que jamais, comme le soulignait Henri Gougaud, « il importe que soit remise en lumière l’œuvre de ces poètes médiévaux dont le nom -troubadours- mis aux sauces les plus douteuses, fut affadi jusqu’au ridicule. En un temps où l’on ne voulait connaître de la Femme, que la vierge, la mère ou la putain (comme dans certaines théocraties de nos jours), ils inventèrent (comme on « invente » un trésor) la Compagne, la Dame, l’être féminin, objet essentiel de désir et d’amour. La révolution ainsi initiée ouvrit la voie à l’amour courtois, cordial au sens fort du terme : « qui émeut et dilate le cœur ». De fait, les Troubadours (et les Trobairitz) furent nos pères (et mères) en Amour ; et en Poésie. Réné Nelli a parlé lumineusement de tout cela dans ses textes aussi passionnés que savants.
Et c’est à cette noble mission que se consacre Gérard Zuchetto qui non content d’être un érudit capable de transmettre le fruit de ses recherches dans des conférences aussi bien tout public que lors de cours magistraux à l’Université de Stanford aux Etats-Unis et à l’Universitat Autonoma de Barcelona, est aussi un musicien de talent qui dirige de main de maitre ce Troubadours Art Ensemble qui fait revivre les œuvres de ces créateurs dont bientôt 12 siècles nous séparent mais qui sont toujours vivants par l’esprit.
Gérard Zuchetto : Retrobar lo Trobar, La Tròba (Anthologie chantée des Troubadours), Camins de Trobar etc. Editions Trobavox : https://trobavoxeditions.com/