Commençons par l’édito de Franck Lubet (FL) et Frédéric Thibaut (FT) qui met en exergue « Un voyage sans assurance d’arriver quelque part », avant de leur donner la parole :
Le cinéma est un vaste continent. Mais il en reste de moins en moins de zones sauvages à explorer. Repousser la frontière, cela a toujours été le crédo d’Extrême Cinéma. Repousser la frontière comme les pionniers rejoignaient la sauvagerie sans se douter qu’ils amenaient dans leur sillage une civilisation qu’eux-mêmes fuyaient. Une civilisation barbare bâtie sur une entreprise d’uniformisation, cherchant à dominer une certaine sauvagerie pour en imposer une plus distinguée, plus sophistiquée, et au final plus anonyme.
Ce qui était sauvage encore hier a été colonisé, rejoignant aujourd’hui le cirque altmanien d’un Buffalo Bill vieillissant. On ressort des réserves les films hier marginalisés pour les exhiber comme des trophées. Le politiquement correct l’a emporté, récupérant l’incorrection pour en faire objet de culture, c’est-à-dire un vase posé sur la table du salon. La cinéphilie est en voie de normalisation. Ses marges ont fini par être absorbées. Ses objets (de) cultes piégés par la standardisation, polis par la massification, perdent l’obscur pouvoir qui en ont fait des fétiches. On n’y peut rien. C’est le progrès. Et on n’arrête pas le progrès.
La civilisation a gagné la cinéphilie comme elle a défloré toutes les terres vierges, plantant ses drapeaux aux quatre points cardinaux. Et l’on peut désormais visiter ses territoires les plus reculés en toute tranquillité. Ils sont tous sur la carte. La cinéphilie aussi est un tourisme. Il peut être de masse : tous aux monuments (re)connus, labellisés. Il peut être plus risqué. Cela dépend du tour-opérateur.
Extrême Cinéma vous propose un voyage sans assurance d’arriver quelque part. Vous ne verrez pas ce que tout le monde veut voir parce qu’il faut l’avoir vu. Vous verrez des films encore sauvages, pas complètement répertoriés, toujours pas assimilés. Vous ne verrez pas de grosses locomotives, comme on dit. Non, le train, c’est pour les suiveurs. Il faut d’abord poser les rails. Et c’est pour cela que vous viendrez. Pour poser les rails sur lesquels la civilisation vous rattrapera. Au moins aurez-vous été en avance un temps.
Bref, il est peut-être plus utile de tuer des moustiques que de faire l’amour, comme disait Mao Mao, le Grand Timonier. Ici on préfère Picabia quand il dit : « il est plus facile de se gratter le cul que le cœur ».Allez, c’est reparti pour un tour. Vers l’au-delà de tout et l’infini de rien.
Peut-on revenir sur une formulation dans l’édito « vous ne verrez pas ce que tout le monde veut voir parce qu’il faut l’avoir vu », sachant que la Cinémathèque propose chaque septembre « les films qu’il faut avoir vus » ?
FL : L’un ne va pas contre l’autre. On souligne plus une pratique actuelle où le public ne se déplace que sur des choses très clairement identifiées comme des objets de culture. Prends John Carpenter, c’est devenu une tête de gondole : c’est « facile », tu n’as même plus à le défendre, où tu sais que les gens vont se déplacer. Il y a déjà comment le cinéma de genre s’est aujourd’hui institutionnalisé, et s’est un petit peu quelque part apprivoisé. Mais au delà de la question de gentrification du genre, la cinéphilie au sens le plus large est un petit peu chamboulée. On constate que le public se déplace pour voir des films très identifiés, des grands classiques de l’Histoire du Cinéma. Dès que tu montres quelque chose qui fait appel à un peu plus de curiosité, le public ne vient pas : il ne vient pas pour découvrir des choses, il vient pour voir des choses très connues, en gros, « les films qu’il faut avoir vus ». Soit tu en as entendu parler et tu ne les as jamais vus ; soit tu les as vus en DVD ou en rip pourri sur ton ordi mais qui font partie de la culture générale. Donc tu vas le voir sur grand écran. Tu as la reproduction de la Joconde, tu connais la Joconde, et quand tu vas la voir au Louvre, et tant qu’à faire tu fais un selfie devant pour bien prouver que tu as vu la Joconde, mais tu ne regardes pas le tableau de Fra Angelico juste à côté. À la Cinémathèque, on montre des Joconde, mais aussi des Fra Angelico, et on aimerait que les gens qui viennent voir nos Joconde voient aussi les Fra Angelico. Mais ce n’est pas comme cela que ça marche, de façon très générale. Comme on le dit dans l’édito, on pose les rails. Après, la loco arrive. Quand on pose les rails, il n’y a rien devant : c’est notre boulot et notre satisfaction. Quand le public est là, découvre ou redécouvre, et qu’on vient te dire « c’est super, je n’en avais jamais entendu parler » ou « je l’avais oublié », ça essaime. C’est à ça aussi que sert un festival.
Le choix des invités ?
FL : Ce qui est un peu la marque Extrême, c’est d’avoir des invités d’horizons variés : des gens pas très connus et/ou pas du milieu, et des gens « connus » comme Pete Tombs, qui a Mondo Macabro, mais ce n’est pas non plus John Carpenter. On a beaucoup parlé de Nacho Cerdà avec sa trilogie de la mort, il a toujours un nom et une réputation aujourd’hui. Ce qui nous amine n’est pas forcément de surfer sur une actualité, mais au contraire de faire ce travail de Cinémathèque, de remettre sur le devant de la scène des cinéastes qu’on aime bien et dont on n’entend plus parler.
FT : on fait la programmation extrêmement vite, 4 à 5 heures pour définir les grosses lignes. Après, c’est du Tétris, comme pour toutes les programmations : on essaie d’équilibrer, en tenant compte des hasards. Sébastien Lecocq s’occupe avec Benjamin Leroy de la programmation des courts-métrages. Il vient de sortir un bouquin sur le réalisateur Ringo Lann : on aime Ringo Lann, on aime Sébastien, on est content qu’il soit invité avec une carte blanche. On est très content d’avoir Delphine Bucher avec ses deux choix de films
Avis de Carinette : deux films en effet très beaux, avec une douceur inattendue avec Appel d’urgence de Steve de Jarnatt qui parle de fin imminente du monde, et Kissed de Lyne Stopkewich, vu à l’Extrême 2014, qui aborde la nécrophilie et le jardinage, qui est vraiment très beau, doux, et nécrophile.
Il y a aussi des invités avec qui on ne lâche rien. Si ce n’est pas possible à ce moment-là, on revient à la charge. Le premier contact avec Nacho Cerdà date de 2016.
Un mot sur « les films qu’il faut voir pas parce qu’il faut les avoir vus » (© FL) ?
FL : Il y a beaucoup de films qu’on ne reverra pas en salles si vite, il y a des choses extrêmement rares. Les films qu’on a choisis sont extraordinaires, soit car hors-circuits, ou par la forme du récit qui n’est pas du tout conventionnelle. Et quand la forme est à peu près normale, le propos déborde complètement. On est vraiment dans des choses qui sortent d’un cinéma formaté : tu ne peux pas savoir comment ça va tourner. Ce sont des films complètement libres, et on ne s’en est rendu compte qu’une fois la programmation finie. Liberté de ton, liberté dans le récit, que ce soit voulu ou pas, que ce soit un accident industriel ou que ce soit travaillé pour avoir un récit chaotique. Je trouve qu’actuellement, le cinéma a trop tendance à s’uniformiser, avec des films qui nous prennent pour des idiots où il faut tout nous expliquer, avec des récits quasiment identiques. Honnêtement, tous les films à l’Extrême cette année, on pourrait penser « je vois ce qu’il veut faire » et puis « mais qu’est-ce qui se passe ? Ce n’est pas comme ça qu’on fait ! » bé justement : c’est un éclat de liberté.
Nacho est cinéaste, mais il est aussi un collectionneur de films 35mm. Il a monté une salle de cinéma à Barcelone, Phenomena, où il projette Avatar et d’autres films comme Cannibal Holocaust. On lui a demandé de choisir deux films en 35mm dans sa collection. Il y a aussi un côté fétichiste de montrer des copies qui appartiennent au réalisateur. Il nous a proposé Tintorera qui est complètement psychotronique, dans le sens où on ne peut pas dire que ce soit un bon film, mais alors, c’est un truc : ça, tu n’l’as jamais vu ! Et tu ne le reverras pas de si tôt, car le cinéma aujourd’hui ne permet plus de faire ce genre de chose.
The Silent Partner est lui un très bon polar, qui est un film qui a disparu, dont on ne parle plus.
On est très espagnol cette année avec aussi Caniche, qui fait l’affiche quand même.
Si je peux me permettre, vous avez vite oublié Mr Glouton…
FL : Bé il l’a bouffé. Tu l’as vu ?
Non, mais l’enthousiasme de Maxime Lachaud pour le revoir est contagieux
FT : Bigas Luna a une carrière très bizarre, il est plus connu pour ses comédies Jambon, jambon ou Macho. Il s’est toujours payé la tête de l’Espagne. J’aimerais bien un jour pouvoir montrer Bilbao, qui est son deuxième film. Caniche est son troisième, on est dans le post-franquisme. C’est un conte avec une bourgeoisie complètement dégénérée. C’est à la fois complètement glauque, lourd et drôle avec un humour froid. Dany est un très très bon acteur, chien, mais très bon acteur. On l’a classé en séance très spéciale, qui est un cadre à l’intérieur d’Extrême Cinéma, car je ne vois pas comment on pourrait programmer ce genre de film, sauf un cycle Bigas Luna. Caniche est un objet : ça appartient au cinéma d’auteur, au cinéma de genre, c’est inclassable. C’est terriblement espagnol. Je ne sais plus depuis combien de temps on veut programmer ce film, mais on n’a jamais trouvé de copie. Caniche n’est pas un film rare, mais c’est rare qu’il soit projeté. C’est très différent. Un DVD d’assez mauvaise qualité existait en Espagne. Il a été ripé sur divers sites, avec différents sous-titres. Puis il y a eu un Blu-ray. Et il a été restauré en Espagne.
C’est vraiment un machin, comme les deux films amenés par Pete Tombs. Bon, on lui a un peu forcé la main – FL : c’est une carte blanche orientée. Animales Racionales… je ne sais même pas comment définir le machin. Film espagnol de fin du monde où trois personnes ont survécu à l’holocauste nucléaire. Je ne sais pas si l’Espagne a un problème avec les chiens, mais il est aussi ici question de chien. Animales Racionales m’a laissé bouche bée. Aucun dialogue, deux hommes, une femme, un chien : qui sera le mâle dominant ?
Terrain de chasse est un film espagnol extrêmement violent, qui pourrait être, en caricaturant, une version sociale de Chiens de paille. Même moi, je ne sais pas si je le verrai une nouvelle fois. Mais c’est un film ultra-intéressant. Le metteur en scène Jorge Grau est connu des amateurs de cinéma bis par Le Massacre des morts-vivants. Mais je pense que les amateurs de bis sont un peu surpris avec Terrain de chasse, car il a une pâte auteur.
On ne se coltine plus aux films violents alors que c’est hyper intéressant. Je trouve que c’est bien d’être choqué, qu’un film fasse réagir, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, mais ne pas être dans un truc un peu mou où tu sens que le gars hésite à passer la cinquième, de peur de perdre des points par excès de vitesse. Le spectateur est pareil en salle : il ne veut pas passer la cinquième pour ne pas perdre de points. On reste à 90 sur le périph’, personne t’emmerde.
Un mot sur le ciné-concert en ouverture ?
FL et FT en chœur : ohlala, Les Aventures extraordinaires de Saturnin Farandoul, c’est complètement barré. C’est un truc de l’espace.
S’ils regardaient un film dans la transporcherie, ce serait Les Aventures extraordinaires de Saturnin Farandoul
Nosferatu, tu l’as vu, tu t’en rappelles. Bé celui-là, tu n’en as jamais entendu parler, mais crois-moi, tu vas t’en rappeler aussi ! C’est incroyable. C’est tellement barré que c’est super fun !
Dernière question : pour la séance Les Juniors de l’Extrême avec le Batman de Tim Burton, qui fait Batman ?
FL : pardon Carine, mais mauvaise question ! Ce n’est pas « qui fait Batman ? » Il y a Batman, point. Là par contre, ça a été compliqué pour l’avoir. Pour le toucher, ça va : tu envoies le batsignal, et il te répond. Mais lui demander de prendre un peu de temps pour ça, c’est délicat car le crime ne s’arrête jamais. Il a dit « écoutez les amis, vous êtes bien gentils, je vais venir parce que je vous aime bien, mais je ne vous assure pas de pouvoir rester jusqu’au bout ». Il est possible qu’il quitte la salle précipitamment car il y aura un crime. Ça a été un gros travail à organiser. C’est Guillaume Le Samedy qui a donné de sa personne et qu’il faut remercier. Faut vraiment venir, c’est quand même rare d’avoir Batman en vrai !
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La bonne idée de cette année est d’avoir intégré dans la grille de programmation les Extrêmes Entractes, car chaque année, le hall s’anime, prend vie : ballons, musique, stands, performances, seringues suspendues, peluches, tatouages, ravitaillement hydratant et nourrissant, 45 tours en guirlandes : on a tout eu ! Et ce qui est vraiment chouette, c’est que Lulu, qui organise tout cela, vous accueille TOUJOURS avec le sourire. Un coup de cafard ? tu penses à Lulu, et ça repart. Lulu, c’est mon Mars à moi. Elle vous présente les Extrêmes Entractes :
J’ai toujours aimé Extrême Cinéma, festival aussi mordant que décadent, jouant, en salle de provocations en tous genres. Mais je trouvais l’ambiance environnante, en sortie de salle, assez terne, puisse qu’il ne s’y passait rien. De mon côté, j’avais tellement d’idées pour habiller la Cinémathèque qu’un partenariat est né, offrant ainsi pour le public du plus foufou des festivals, une visibilité distrayante et festive, qui se devait d’être aussi surprenante que fascinante. Même pas peur, je fonce ! J’aime l’idée que les gens puissent se divertir en repartant ahuris et nourris de nouvelles formes artistiques, éblouissantes, parfois éclaboussantes, souvent drôles mais toujours talentueuses. Le but des Entractes reste, avant tout, de se divertir et de partager, de façon marquante et significative. Nous offrons au public des moments d’extases créatives. Je remercie d’ailleurs les artistes intervenants pour leurs talents et leur générosité. Les Entractes sont aussi pour eux un moment libre, – sans censure, ni restriction aucune -, qui leur permet de tester/expérimenter de nouvelles choses tout en observant le public de prêt et vice et versa. Que du bonheur depuis 10 ans que je gère les Entractes. Des rencontres formidables…
Je donne la parole à Cécilia Colombo, de la troupe Apsaranda (insta et facebook) qui se produira mardi 21 février dans les Entractes :
L’histoire d’Apsaranda et des Entractes de Lulu Berlu remonte à avant 2017, année de création de la troupe de Fusion Bellydance, et a commencé avec le duo underground que je formais avec Adeline, les Sexy Moufettes. Invitées par Lulu Berlu à prendre part à sa sélection exigeante pour public curieux, entourées par l’équipe bienveillante de la Cinémathèque, tout dans cette proposition sonnait pour nous comme une consécration mais aussi un défi. À ce moment, les Entractes duraient 30mn et les performances d’une telle ampleur prenant du temps à préparer, les Mouffettes ont invité des solistes : Alyssa Nursy et Sofia Tarquin. C’est donc grâce aux Entractes que Sofia nous a repérées et nous invitées dans sa nouvelle troupe, Apasaranda. En 2019, Apsaranda est devenue la troupe pro championne du monde de Fusion Bellydance et a pris le relais des Moufettes. Les Entractes sont pour nous un rendez-vous important et pivot où nous présentons nos dernières créations et où nous inventons des nouvelles choses en toute liberté. Cette année, le spectacle présentera un solo de Sofia et le meilleur des Moufettes et d’Apsaranda, en hommage à ces nombreuses années de travail, d’exploration et de confiance.
À savoir : les séances de midi sont revenues pour le Festival, avec les Midis de Lucio Fulci, cinq films, dont une copie de Perversion Story restaurée, pas celle présentée par JF Rauger rosés (on l’était tous, comme le film, il faisait très chaud dans la salle).
Il y a aussi Henry, portrait d’un serial killer et Schizophrenia, où j’avais écrit un texte dessus après tirage au sort et avoir échangé avec un autre rédacteur, et où je fais une allusion à « La roue de la Fortune ». Pour savoir pourquoi, le texte est là. Mais le film est dément, l’histoire du film et du réalisateur aussi. Et y a un chien, dans une scène drôle, pour moi, qui est vraiment la thématique de cette année !
Et il y a un film de Max Pécas et plein d’autres choses !
Fred, Franck, je vous aime.
Allez, consultez la prog ici pour savoir ce que vous voulez voir !