« Oncle Vania » est un classique de l’auteur Anton Tchekhov. Revue dans toute sa subtilité contemporaine par Galin Stoev, la pièce sera présentée au ThéâtredelaCité du 10 au 14 janvier 2023. Rencontre avec le metteur en scène.
Culture 31 : « Oncle Vania » date de 1897. Qu’est ce qui a fait de cette pièce un classique aujourd’hui, selon vous ?
Galin Stoev : Quand la pièce est sortie pour la première fois, ça a été un petit choc pour le public. Car ça ne ressemblait pas tout à fait au schéma classique d’une œuvre dramatique. En plus, le langage était extrêmement courant. C’est une pièce dans laquelle la question écologique est très mise en avant et devient aussi un instrument pour faire évoluer les rapports entre les personnages.
Le thème de l’environnement est très actuel et presque avant-gardiste finalement.
Oui, et il y a également cette notion d’exode des gens des grandes villes vers la campagne. Un peu comme cette grande vague que l’on a vu venir post-Covid, avec ces personnes qui ont quitté la ville pour la campagne et se sont lancées dans la permaculture. Celles qui essaient d’envisager un futur commun en construisant une sorte de mini-société. En tous cas, « Oncle Vania » est une comédie. C’est toutefois ce que dit souvent Tchekhov à propos de ses pièces. Mais cette constellation que les personnages forment ne fonctionne pas, et tout explose. Les gens se quittent.
« Oncle Vania » fait en effet le tableau d’une famille éclatée. L’œuvre donne ainsi naissance à des scènes aussi dramatiques que drôles. Est-ce là aussi l’un des aspects qui vous a donné envie de proposer la pièce au public, cette double proposition entre drame et comédie ?
Tout à fait. C’est une grande question quand on parle du genre, surtout chez Tchekhov. Parce que, même aujourd’hui, on n’arrive pas à se mettre d’accord. Est-ce un drame, une tragédie, ou même une tragi-comédie ? Mais finalement, je pense que le problème ne sera jamais vraiment résolu, ce qui fait l’intérêt de l’écriture de Tchekhov. Il pose toujours un problème à résoudre dans le futur. Ce qui pousse les créateurs, les metteurs en scène, et les comédiens à se lancer dans cette matière en essayant de trouver des résonances entre le texte et la fréquence sur laquelle l’humanité ressent le monde et la vie aujourd’hui.
Les personnages eux-mêmes sont d’ailleurs très ambivalents, car cruels et touchants à la fois. N’est ce pas finalement une représentation des contradictions que chacun porte en soi ?
Ce qui est intéressant chez Tchekhov, c’est qu’il amène toujours ses personnages vers une manière de ressentir le monde qui est paradoxale. Ses personnages sont donc, d’un côté, touchants. D’une part, car ils sont profondément malheureux et ont l’impression d’avoir raté leur vie, chacun à sa façon. Ils ont aussi cette nécessité profonde de l’humain d’être compris, d’être accompli et d’être aimé. Il leur faut aussi cette notion d’appartenance à quelque chose. À une famille, à une idée, à des idéaux…
Nous, nous allons retrouver tous ces personnages, au début de la pièce, en train de se rendre compte qu’ils ont échoué. C’est donc quelque chose qui les rend très fragiles, mais aussi très méchants les uns envers les autres. Justement parce que dans une situation pareille, l’être humain essaye de trouver le coupable. Et ce coupable doit être quelqu’un ou quelque chose d’extérieur à soi. Se tisse alors une toile d’accusations. La fragilité, la méchanceté, les manques et la complexité des personnages deviennent donc de plus en plus visibles.
Comme tout cela s’accumule, la situation finit par exploser. À tel point que cela en devient ridicule et drôle. Cette manière de prendre une matière qui est quasiment tragique ou dramatique, pour lui donner une forme comique à la fin, c’est la magie que fait opérer Tchekhov sur ses personnages mais aussi sur le public.
En parlant de matière, « Oncle Vania » n’est pas seulement découpé en actes mais surtout en scènes de vie. Comment transforme-t-on des situations en apparence banales en spectacle captivant ?
C’est une très bonne question, car il est vrai que la pièce fait semblant d’être une pièce réaliste, de salon. Une pièce un peu bourgeoise dans la convention théâtrale de l’époque, où les personnages boivent du thé, parlent d’art, pleurent, tombent amoureux, se disputent… Mais ce ne sont que des apparences. J’insiste auprès des comédiens, pendant les répétitions, sur le fait que derrière cette façade, une guerre se déploie, et qu’ils sont en quelque sorte des combattants sur un champ émotionnel. Il y a vraiment ce mélange entre quelque chose d’extrêmement quotidien et cette confrontation, cette bataille.
Pour statuer de cette contradiction, j’ai décidé de situer la pièce dans un futur proche. Dans un futur un peu dystopique au cours duquel les gens se rassemblent à la campagne au moment où les systèmes centralisés ont cessé de fonctionner, après une grande guerre, après la fin du monde. Après quelque chose que l’humanité a traversé. On retrouve tous les personnages seuls et ils doivent commencer à imaginer une mini-société, chacun à son échelle, pour pouvoir continuer. Ils vont chercher à inventer une nouvelle normalité.
En 2004, vous vous êtes déjà attelé à une pièce d’Anton Tchekhov, « La Mouette », en Bulgarie. Quelle pièce de l’auteur avez-vous eu le plus de plaisir à monter ?
Ce sont les seules deux pièces sur lesquelles j’ai véritablement travaillé dans une production. Tchekhov est sans doute l’auteur auquel je me sens le plus intimement lié. Pas seulement par mon histoire, mon passé, ou mon éducation. Mais aussi par la sensibilité que cet auteur distille dans ses œuvres. Et je pense qu’il reste un auteur contemporain car ses secrets ne sont pas entièrement révélés ni résolus dans la pratique théâtrale.
Son écriture, sa manière de faire le montage à l’intérieur du texte, sa proposition de rupture dans le discours des comédiens par les répliques, et la façon dont il construit les situations peuvent participer à faire semblant de proposer une pièce classique tout en la rendant contemporaine. Cela fait écho à ce jeu en psychologie : constellation familiale. On y rejoue des situations problématiques dans la famille pour que, justement, la personne concernée puisse décoder autrement la situation. Il y a alors à la fois le problème et le jeu. Ce mélange est profondément théâtral en soi.
C’est à dire que l’on a affaire à des grands conflits, mais que tout cela se raconte à travers le jeu. Il y a ce désir d’explorer les méandres de la psychologie des personnages. On peut alors les observer et se reconnaître. Cela nous permet d’en rire et de retrouver une sorte d’équilibre, de sagesse émotionnelle. Ce qui nous rend un peu plus fort, ou au moins un peu plus intelligent, sensible.
« Oncle Vania » est profondément de l’ordre du théâtre de l’intime. Êtes-vous nerveux à l’idée de dévoiler votre version de la pièce au public ?
Je ne dirais pas que je suis nerveux. Je suis excité. Parfois j’ai peur. Parfois j’ai des vagues d’inspiration. C’est propre à tout process de création. Surtout deux semaines avant la première, où le spectacle commence vraiment à prendre forme. J’espère que l’on ne s’est pas trompé sur le chemin. Alors, il y a une fragilité dans ce processus qui nous rend souvent vulnérable. En même temps, ce qui m’aide, c’est qu’il ne s’agit pas que de moi, de me dévoiler moi-même. Il s’agit de cette énergie commune à laquelle chacun contribue. Les comédiens, les créateurs, les techniciens, la lumière, les décors, les costumes, la musique… C’est toujours magique de voir ces gens complètement différents, chacun responsable d’une partie du puzzle, et de voir reliées ces parties pour en faire quelque chose d’entier et de communicable avec le public.
En fait, on suit les lignes des personnages de Tchekhov, qui nous ressemblent, malgré les 120 ans d’écart entre nous et le moment où la pièce a été écrite. Cette vibration inventée par l’auteur continue à nous questionner. Ce qui nous pousse, de notre côté, à répondre à ce challenge. Alors on a peur mais on a hâte de partager notre travail avec le public, parce que c’est le véritable moment d’accomplissement. On travaille tous pour ce genre de moments et de rencontres inédites.
La pièce évoque le désir humain d’être heureux. Selon vous, c’est quoi le bonheur ?
Je pense que le bonheur, c’est quand tu arrives à savoir pourquoi tu es là. Je dirais que c’est une histoire d’accomplissement. Une sorte de paix intérieure qui t’indique que tu es au bon endroit et que tu fais vraiment le travail pour lequel tu es arrivé sur cette planète.
Propos recueillis par Inès Desnot