Nous sommes conviés ce soir à la Halle aux grains de Toulouse, scène toulousaine majeure de la musique classique et de l’Orchestre national du Capitole, au demeurant fort sympathique, même si l’on déplore à l’instar de Monsieur Tugan Sokiev qu’une grande ville telle que Toulouse ne soit pas dotée comme Bordeaux ou Montpellier d’un auditorium digne de ce nom, attendu en vain sur le site de l’ancienne Maison d’Arrêt Saint Michel toujours à l’abandon.
Car c’est en musique, et quelle musique, que l’Amicale des Arméniens de Toulouse Midi-Pyrénées (1), association dont le but est d’entretenir chez les personnes d’origine arménienne leurs racines culturelles tout en les faisant partager, et dont les objectifs se sont enrichis d’activités caritatives à partir de 1988, année du terrible séisme qui a frappé l’Arménie, vient chaque année au secours de l’enfance en détresse d’Arménie et de Toulouse à l’orée de l’hiver.
Ce samedi 10 décembre 2022, c’est la 26e édition de ce concert annuel, la première ayant eu lieu en 1997 aux Jacobins, et l’on ne la raterait pas, sauf impondérable grave, tant l’on sait que le violoniste de renommée internationale Jean-Marc Phillips Varjabédian, fidèle des fidèles de Monsieur Gérard Karagozian tête de proue de l’AATMP, nous concocte toujours des moments de grâce musicale inoubliables.
En attendant les premières notes, on se prend à penser que, même si d’autres pays plus proches de nous sont aussi agressés et souffrent, on ne parle pas suffisamment de la guerre que subit l’Arménie en ce moment où elle est attaquée férocement et blessée; si elle fait partie géographiquement de l’Asie, on peut dire que c’est un bastion avancé de la civilisation européenne en raison de son histoire, de sa langue et de sa religion. Et elle a donné naissance à des grands musiciens: c’est ce que nous font découvrir à chaque fois ces belles soirées.
Ce samedi 10 décembre 2022, c’est l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, dirigé par Vahan Mardirossian (rien que son nom m’évoque le génocide de son peuple) avec bien sûr Jean-Marc Phillips-Varjabedian (violon) et Xavier Phillips (violoncelle) en solistes.
Même si elle est moins connue que les artistes qui l’ont précédée ici pour cette soirée caritative (Le Trio Wanderer, Sirba Octet, Bratsch, Tigran Hamasyan, Richard Gallianon, le regretté Didier Lockwood…), cette formation, créée en 1958, a régulièrement collaboré avec les plus grands artistes, sur les scènes internationales les plus importantes ainsi qu’à Mons, Capitale culturelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Capitale européenne de la culture 2015, sa ville de résidence (Mstislav Rostropovitch, Ivry Gitlis, Aldo Ciccolini, Gidon Kremer, José Van Dam, Maurice André etc.).
On sait gré au régisseur des lumières d’avoir nimbé la scène en douceur, et sans effets psychédéliques comme trop souvent maintenant dans les concerts, avec six douches blanches et 12 faces ocres, pour que le public puisse se consacrer à la quintessence de la musique dont ces remarquables musiciens vont nous donner à entendre la substantifique moelle, ce quelle a de meilleur, de plus précieux et de plus profond. Quand à la sonorisation, s’il y en a une, elle est réduite au minimum, et c’est bien ce qu’il faut pour ce concert symphonique.
Avec le Concerto en si bémol majeur pour violoncelle et orchestre de Luigi Boccherini (1743-1805), nous sommes tout de suite dans le vif du sujet, c’est le cas de le dire, et n’apercevant pas mes honorables et éminents confrères, je me laisse aller pour une fois à des considérations plus musicologiques que littéraires.
Si d’aucuns autour de moi s’étonnent de voir Xavier Phillips juché sur une petite estrade devant l’orchestre, grâce à la fougue de celui-ci l’on comprend pourquoi le violoncelliste Boccherini a été un pionnier dans l’émancipation de cet instrument du carcan de la basse continue, défiant fréquemment le soliste avec des passages diaboliquement rapides dans les très hauts registres, faisant souvent appel à un large éventail de variations à l’archet.
En trois mouvements (1. Allegro 2. Adagio 3. Rondo (Allegro), commençant et se terminant par des soli à couper le souffle, sur son violoncelle de Matteo Goffriller de 1710, il donne à entendre toutes les facettes de la sensibilité et des couleurs du climat sonore de l’œuvre de ce très grand compositeur et instrumentiste virtuose dont l’un de ses contemporains a pu écrire « sa musique est d’une telle beauté que si Dieu voulait entendre de la musique, il choisirait celle de Boccherini ».
Le Prélude et allegro dans le style de Pugnani (à ne pas confondre avec Paganini que l’on va entendre ensuite, comme ma voisine) pour violon et orchestre dans le style de Pugnani de Fritz Kreisler (1875-1962), même s’il s’agit d’un des nombreux canulars musicaux dont il était coutumier, reste néanmoins l’une de ses partitions les plus connues, ainsi qu’un grand classique de l’art, de l’histoire et de la technique du violon en raison de la virtuosité et du vibrato particuliers qu’exige sa maîtrise. Et l’on ne s’étonne pas non plus que Jean-Marc Phillips-Varjabedian ait choisi ce morceau qui semble un jeu d’enfant pour lui, même si l’on imagine toutes les heures de travail que cela nécessite. Grâce à lui, au-delà des intonations « à la viennoise », on ressent toute l’attirance du compositeur autrichien autant pour la musique baroque que romantique dans cette belle mélodie enjouée.
S’il n’a plus ses cheveux longs de rocker, ce musicien a toujours sa flamme de jeune homme et l’on a reconnu tout de suite son son (pardon pour la redondance, mais il n’y a pas d’autre mot) superbe. La Campanella (La clochette) pour violon et orchestre de Niccolo Paganini (1782-1840), 3e mouvement de son Concerto pour violon et orchestre, me fait penser par moments aux trilles lancée par un oiseau amoureux exécutant sa danse nuptiale et sur le final à un film muet de Buster Keaton. Le génois méritait bien son surnom de « Violoniste du Diable », comme le bluesman Robert Johnson, et Jean-Marc Phillips-Varjabedian ne pâlit pas de la comparaison en jouant avec feeling le violon de Charles François Gand de 1840, son fidèle compagnon.
En tout cas, cette clochette stimule mon imaginaire et je sens revenir ma passion des correspondances littéraires, laissant à d’autres le soin de disséquer les arcanes de la grande musique.
Son violon devient le grand violon-girafe d’Henri Michaux:
Il en joue à l’escalade,
bondissant dans ses râles,
au galop sur ses cordes sensibles
et son ventre affamé aux désirs épais,
que personne (à part lui) jamais ne satisfera…
La Méditation et danse orientale pour violon et orchestre du pianiste Alexandre Gasparov, qui a été créé le 25 août 1998 au Carrousel du Louvre par, il n’y a pas de hasard, par… J.-M. Phillips-Varjabedian, déjà dédicataire de la Varjabedian Rhapsodie en 1996, après un début aux accents contemporains se termine bien sûr par une danse arménienne aux envoûtantes modulations que nous sommes nombreux à savourer.
Et ma mémoire à vif fait remonter les Métamorphoses de Louise de Vilmorin que ma professeure de lettres en prépa de l’Ecole des Chartes (je ne sais pas si elle apprécierait le e, mais en tout cas merci beaucoup Madame) m’avait fait apprendre par cœur:
Violon hippocampe et sirène
Berceau des cœurs, cœur et berceau
Larmes de Marie-Madeleine
Souper d’une Reine
Sanglot.
Violon orgueil des mains légères
Départ à cheval sur les eaux
Amour chevauchant le mystère
Voleur en prière
Oiseau.
Violon alcool de l’âme en peine
Préférence. Muscle du soir
Épaule des saisons soudaines
Feuille de chêne
Miroir.
Violon femme morganatique
Chat botté courant la forêt
Puits des vérités lunatiques
Confession publique
Corset.
Violon chevalier du silence
Jouet évadé du bonheur
Poitrine de mille présences
Bateau de plaisance
Chasseur.
La pause me permet de reprendre mes esprits et la deuxième partie d’apprécier d’entrée la jovialité du chef Mardirossian qui prend le temps entre chaque morceau d’expliquer au public ce qu’il va entendre avec simplicité et humour.
Même si je goûte un peu moins que les œuvres précédentes le « Molto adagio sempre cantante doloroso » (« très lent en chantant toujours douloureusement ») pour cordes de Guillaume Lekeu (1870-1894) dont on ne s’étonne pas qu’il soit sous titré « Mon âme est triste jusqu’à la mort », parole du Christ selon Saint Mathieu lorsqu’il se rend dans le jardin de Gethsémani, je ne doute pas un instant que ce soit de ses qualités, en pensant au Haydn des Sept Dernières Paroles du Christ en croix.
Heureusement pour ma concentration, le Quatuor à cordes (version orchestrale) d’Edward Mirzoyan, qui repose au Panthéon Komitas à Erevan, utilise les altos et la contrebasse pour de belles envolées lyriques et ramène du soleil dans nos pensées vagabondes.
Pour le final, je sens que je vais savourer les Miniatures Arméniennes comme des cerises sur le gâteau: je me souviens qu’à la fin du XIXe siècle, le Père Komitas (1869-1935) a retranscrit sur partition toutes les musiques traditionnelles arméniennes transmises oralement jusqu’alors, et le compositeur Ruben Altunyan, « l’ouvrier d’art honoré de la République d’Arménie », a perpétué cette tradition par des arrangements personnels, l’une de ses contributions importantes dans cette culture ayant été la création de l’Ensemble national arménien de Gusan et de chansons folkloriques.
J’identifie les titres Printemps, Nuages, Le Foulard Rouge, les Danses de la Chérie et du Château fort, tous très visuels, sautillants, allègres et guillerets.
Et je ne peux dire mieux que le Père Komitas dans sa Correspondance en 1897:
« Plus je pousse ma réflexion dans les profondeurs de ce vaste océan de la musique, plus je suis convaincu que nos mélodies populaires et religieuses, majestueuses et immortelles, qui depuis longtemps fraternisent, deviendront, même pour les étrangers, une source de recherches car leurs racines remontent très loin dans le temps ».
Ainsi ce concert se termine en beauté sous les applaudissements.
Une fois de plus, on reste sidéré de la richesse de la musique arménienne et des nombreux musiciens auxquels cette petite république a donné naissance, et dont la diaspora est avant tout celle du talent; même si ce soir l’orchestre était belge.
Après la musique et les fêtes, il faudra bien remettre les pieds sur terre.
Comme l’a écrit dans son Edito Jean-Marc Phillips Varjabedian, (…) « plutôt que de céder à la colère ou à la tristesse, je m’accroche à l’espoir que nous procurent ici et là des gens de bonne volonté qui donnent toute leur énergie pour rendre ce monde moins cruel. L’organisation de ce concert (…) pour le soutien à l’enfance en détresse fait partie de ces moments qui me redonnent confiance en l’être humain ».
Gageons avec lui que l’aube dissoudra les monstres comme l’écrivait en son temps Paul Eluard; en tout cas celle de la musique:
Ils ignoraient
Que la beauté de l’homme est plus grande que l’homme…
PS. Dans le dernier numéro, superbe encore une fois, de la revue Gibraltar (2), le 11e, toujours dirigée de main de maître par Santiago Mendieta, il a publié l’article de Julie Imbert, une jeune journaliste belle et talentueuse sur… l’Arménie et Réparer les vivants en mettant en lumière les morts et les mutilés traumatises de cette guerre oubliée. Elle évoque la start-up ArmBionics du franco-arménien Manvel Grigoryan que l’Amicale soutient et a soutenu par des expositions d’œuvres d’art plastique vendues au bénéfice de cette association en partenariat avec la Galerie 21 et l’Âne bleu.
Pour en savoir plus:
1) Guiank : 15 Av. des Écoles Jules Julien, 31400 Toulouse
Téléphone : 07 66 09 42 18 Site internet: www.guiank.org.
Courriel : amicale.guiank@gmail.com
2) Gibraltar Un pont entre deux mondes gibraltar.com
Outre 5 fictions noires en Méditerranée et le reportage mentionné ci-dessus, ce superbe numéro que je vous recommande en offre d’autres passionnants et richement illustrés sur l’Algérie, l’autre rive du rugby, le périple de Doce, le vautour percnoptère entre Aragon et Mauritanie, ou l’heure du vermouth de retour en Espagne après un long exil etc.