Montrer l’ineffable, ou dire ce que personne d’autre ne sait
Mise en scène, Claude Régy
Assistant, Alexandre Barry
Scénographie, Sallahdyn Khatir
Lumière, Rémi Godfroy
Son, Philippe Cachia
Avec Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Tarjei Vesaas (1897-1970) était un « taiseux », un introverti, un homme du Nord pour qui le non-dit était aussi important que toute parole ou texte.
À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ? s’interrogeait-il dans un poème («Vivre notre rêve»), et il a su nous faire vivre ses rêves, qui sont devenus les nôtres et flottent en nous comme un brouillard de conscience, pour nous faire savoir l’au-delà du réel. Il était un intercesseur vers l’invisible.
Et Claude Régy revient à nouveau vers cet auteur, qui nous a donné des hauts chefs-d’œuvre comme Les Oiseaux ou le Palais de glace. Claude Régy s’inspire cette fois-ci de La barque, le soir, la dernière œuvre de Tarjei Vesaas écrite en 1968, qui est lourde de secrets, d’étrangetés. Elle est la plus crépusculaire : « La barque doit aller pour lui — jour ou nuit ne sont qu’un rideau changeant à traverser. Avancer d’un courage farouche. Pas à cause des hommes. À cause d’énigmes embarrassantes. Le cœur est fendu en deux en grand secret. » (Traduction Régis Boyer, éditions Corti)
La barque, le soir n’est pas vraiment un roman, mais une série de seize courtes histoires où nul réalisme n’affleure, il ne se passe qu’une sorte d’attente immobile malgré des sujets qui auraient pu porter au dramatisme : une lente noyade dans le miroir de l’eau, une jeune fille ensevelie sous la neige en attendant son amoureux qui ne viendra pas, un passage de grues vécu par un garçon immergé dans les marécages, une mélodie volée à un enfant.
Comme Tarjei Vesaas Régy est un homme de visions, et par une science profonde des lumières, des silences, de la direction d’acteurs il rend présent cette présence invisible.
Claude Régy, en adaptant seulement la cinquième partie, « Voguer parmi les miroirs », poursuit son compagnonnage avec Vesaas, au bord de l’inexprimé, à la lisière de la transcendance. Lui aussi se situe dans un entre-deux, où tout se suggère, tout palpite. Tous deux sont compagnons de route pour oser s’approcher au plus près l’ineffable.
Car il y a une grande part de sacré dans les mots de Tarjei Vesaas qui savait regarder le passage des oiseaux avec les yeux d’un simple d’esprit Mattis, les amitiés de gamines de douze ans, Siss et Unn, par-delà la mort, écouter le craquement de la glace et les clapotements de l’eau.
Tarjei Vesaas ne s’explique pas, tout au plus il laisse entrevoir quelques clefs de son dire métaphorique. Il serait vain de le décrypter crûment.
Et Claude Régy dans sa mise en scène respecte cette part d’incompréhensible, de poids de l’ailleurs, qui émanent de cette écriture éclairée sourdement comme une aurore boréale.
Lui aussi s’est approché du « grand secret » que semblent poursuivre les personnages de Tarjei Vesaas. Le flou et l’inachevé des mots de Tarjei Vesaas sont rendus dans cette lumière que sait créer Claude Régy. Il s’en explique ainsi : « Dans ce texte s’invente un univers vierge parce que se brouillent continûment les frontières : monter et descendre, toucher le fond parmi la vase, émerger à la surface à peine un quart de visage, le nez seul peut-être.
Respiration — très peu d’air asphyxie lutte farouche pour l’interrompre.
Ce qu’on ressent, c’est le trouble constant de l’absence de démarcation.
Pas une mort violente, mais une mort profonde, silencieuse.
Une vie profonde, silencieuse. C’est l’écho qu’on entend au loin.
À demi cadavre, un homme dérive accroché, d’un bras, à un tronc d’arbre qui flotte à la surface d’un fleuve.
Il dérive vers le sud comme une conscience blessée.
Des choses qui viennent d’une autre existence — la sienne sans doute en un autre temps, se déchaînent sur lui.
À moins qu’il s’agisse des manifestations d’une existence extérieure à la sienne.
Il s’agit en tout cas d’un déchaînement de forces qui s’opposent à lui, contraint comme il est de s’abandonner au courant.
Tarjei Vesaas laisse de grands espaces de liberté où peuvent jouer les clés secrètes de notre conscience… ».
Et de ce miroir de l’eau monte le miroir de la destinée humaine.
Claude Régy sait que l’essentiel est invisible aux yeux, et ne peut être approcher qu’avec des pas d’oiseaux sur la neige, ou par la grâce d’un metteur en scène parvenu à cette sagesse ultime, qui s’infuse en nous par correspondances, lentes suggestions en cercles mystérieux.
La raison doit être oubliée, l’étrange est devant nous. Et se dessine l’effroi face à l’invisible, la solitude, l’acceptation finale de la mort.
« Nous sommes au plus profond secret de la connaissance, écrit Claude Régy. Parvenus au plus près du secret, nous écoutons cette parole sans voix qui dit ce que personne ne sait. »
Et le visuel, si présent chez Tarjei Vesaas, est restitué par la magie d’un théâtre aux extrêmes limites de la création, où tout semble s’évaporer à peine représenté. Il sourd une émotion bouleversante de cette expérience théâtrale que poursuit Claude Régy depuis Ode Maritime, Brume de Dieu. Et cette brume sacrée flotte aussi sur cette pièce, inlassablement, laissant derrière elle des hiéroglyphes que nous pouvons appeler théâtre de la vraie vie, celle des transfigurations.
« On suit une conscience qui coule, qui touche le fond… »
Pour rendre la neige, le froid, les marécages, le jour et la nuit, Claude Régy n’essaie pas de restituer ces éléments naturels, il en fait des personnages.
Il fait un théâtre recueilli qui parvient à capter dans ses filets de non-dits, de lumière apposée comme une peinture diffuse, par son jeu décalé d’acteurs qu’il fait s’exprimer très lentement, presque dévorés par le silence, toute la fragilité et l’insaisissable de l’écriture de Tarjei Vesaas. Lui aussi est celui qui dans la barque du soir sait plonger le spectateur dans une navigation intérieure.
« Un cheminement lent au bord de l’inconnaissable. », dit Claude Régy.
Du moins pour les spectateurs qui accepteront ce lâcher-prise vers l’invisible, les autres resteront sur les berges de l’ennui. On entre dans le monde de Claude Régy comme dans un rituel et il exige le silence des spectateurs à leur entrée dans la salle comme pour une décontamination, s’ensuit une longue attente comme une mise en condition pour nous faire traverser le réel. Une lumière rouge décroît peu à peu et un personnage ancré sur ses pieds est là comme une apparition, hiératique, et il va dire comme un psaume, lentement, distinctement les mots de Vesaas, qui vont dériver comme la barque invisible. Il va effectuer une sorte de danse butô, les pieds comme toujours prisonniers de la vase, avec des mains qui se dressent, se figent, parlent et un visage parfois zébré d’un sourire, souvent tordu ce visage si peu éclairé.
Et passent les corneilles, les troncs d’arbres et un chien sur la rive qui va apprendre à cet étranger dans son paysage, le seul langage qu’il saura ensuite proférer, le langage chien, cela sera un moment presque insoutenable. Ces aboiements au seuil de la mort sont le seul échange possible au moment du départ.
« N’arrive pas à trouver autre chose que le langage du chien. Ce n’est pas ce qu’il voulait mais c’est la seule chose qu’il savait. Ce qu’il voulait devenait tout soudain bien trop insaisissable pour pouvoir être crié. »
Pour porter seul la densité du texte, sans que jamais ne fléchisse l’envoûtement du spectateur il fallait une performance d’acteur inouï qui sache nous entraîner dans la noyade, noyade de tous nos repères, palpitations d’un être à demi-mort, à demi-vivant. Un acteur qui puisse rendre physiquement la vase, le glissement de celui qui vogue, ses pensées perdues, sa peur, son abandon final. Et ce fut cette cérémonie accomplie par une statue vibrante et saisissante d’émotions..
Un acteur donc Yann Boudaud, passeur considérable, et deux silhouettes, Olivier Bonnefoy et Nichan Moumdjian, issus des brumes et qui viennent repêcher en barque le noyé, mais aussi la scénographie minimaliste, les lumières si faibles, mais en infimes variations, comme une partition enfuie, grâce à l’utilisation de lampes Led, une musique comme un bruit de fond inquiétant sauf à un moment où comme dans Wozzeck autre noyé, une seule note retentit. Un rideau, qui jamais ne s’ouvrira, laisse apparaître quelques lueurs, quelques ombres.
Tout cela délivre une sorte de pensée magique qui nous entraîne très loin, jusqu’aux plus infimes vibrations de l’être.
Régy sait rendre tangible cette phrase de Tarjei Vesaas : « Ne pas comprendre, mais être à proximité de ce qui se passe. Ne pas essayer de comprendre le grand branchage sous la terre. Là où des lacs éclatent en sources innombrables qui à leur tour éclatent en sources innombrables et finalement en sources indispensablement petites – tandis que les assoiffés restent assoiffés derrière les assoiffés. »
Un long silence accompagnera les spectateurs dans leur nuit qui auront eu la sensation de lire l’invisible. Un homme de 88 ans à l’art immense en aura ouvert les pages.
Gil Pressnitzer
Liens :
Tarjei Vesaas : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/vesaas/vesaastarjei.html
Claude Régy : http://www.espritsnomades.com/sitecinema/regy/regy.html