En 2017, étant déjà très admirative du jeu d’Antonio de la Torre (Balada Triste, Caníbal…), je guette son nouveau film Que Dios nos perdone, pour l’été. Je ne lis rien avant d’aller au cinéma, et là, en salle, boum ! le plaisir de se dire qu’on découvre un grand film, et un grand cinéaste. De penser régulièrement « ce plan de ouf ! », et/ou « mais comment il a fait ça ??? » (ce qui est mon plaisir ultime). Mémoriser son nom : Rodrigo Sorogoyen. Surveiller ses films, le court-métrage Madre à Cinespaña, El Reino, Madre, As Bestas : toujours le même plaisir de voir un très grand film, où tout est soigné : tous les acteurs sont excellents, la photo, le son, la mise en scène, ce que ça montre de l’Espagne, ce que ça dit de la société. Tout, rien à changer. Cette tension qui m’incruste dans le siège à chaque fois, comme pour Jusqu’à la garde de Xavier Legrand. Alba disait que la coproduction avec la Cinémathèque de Toulouse pour le cycle Spanish noir avait comme point de départ les films de Rodrigo Sorogoyen, ce qui est vraiment une belle idée.
Donc aujourd’hui, samedi 8 octobre, vous pouvez venir assister à la rencontre avec Rodrigo Sorogoyen à la Cinémathèque de Toulouse, animée par Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque, et Jérôme Ferret, sociologue et maître de conférences HDR (EHESS) à l’Université Toulouse Capitole (renseignements ici).
En attendant, voici l’interview que j’ai pu avoir avec lui, recentrée sur ses trois films du cycle Spanish noir : Que Dios nos perdone, El Reino et As Bestas. Jamais entendu autant de « incroyable » pour tous les membres de son équipe, ou « on a eu de la chance », de modestie, d’humilité. Et en plus, il est drôle.
Bonne lecture !
Comment travaillez-vous avec Isabel Peña, votre coscénariste ?
Nous avons créé une relation presque dépendante (rires). On s’est habitués à travailler ensemble, à trouver dans l’autre une force, un appui. J’admire beaucoup les scénaristes qui arrivent à travailler seuls, parce que me concernant, – mais je crois qu’Isabel ressent la même chose -, c’est très très très difficile d’être confronté, seul avec soi-même, à un texte.
Avec Isabel, la première phase de notre travail pour écrire un scénario du film que l’on veut réaliser consiste à parler, beaucoup. On passe la journée entière à parler : on s’amuse, on s’ennuie, on s’énerve, on se dispute, mais tout le temps avec le désir évident d’avancer. C’est toujours agréable, parce qu’on peut voir un film, se balader. Ce temps où on ne fait que parler, parler, parler, converser, converser, converser nous permet d’essayer de trouver l’univers, de caractériser le personnage. Nous notons toutes les choses qu’on trouve intéressantes dans un tableau ou un petit cahier.
Vient ensuite la deuxième phase où on ordonne toutes ces idées. On pense à la structure, aux scènes que l’on croit nécessaires, « la scène devrait commencer comme ça, et finir ainsi ».
On arrive alors à la troisième phase où tout est structuré, et énuméré. On connaît déjà tous les détails de chaque scène du film. On fait la cartographie de tout le film dans un tableau très très grand. « Scène numéro 1 », et on met une phrase qui la décrit, synthétise, mais la scène n’est pas encore écrite.
Pour la quatrième phase, on se sépare (rires). Comme on a passé beaucoup de temps ensemble, je crois qu’elle nous aide un peu à nous oxygéner. On se partage le matériel qu’on a créé. Par exemple, on peut se séparer trois semaines, et Isabel part écrire, chez elle, la première partie du scénario jusqu’à une page qu’on a définie ; et de mon côté, seul, j’écris la partie suivante, chez moi.
Puis, cinquième et dernière phase, on s’échange nos parties, – elle me montre la sienne, et je lui montre la mienne -, et on se corrige. Je peux lui dire « le dialogue de cette scène ne me plaît pas », et elle fait la même chose sur mon travail. Normalement, j’écoute ses propositions, évidemment. Mais si je crois qu’elle n’a pas raison, on discute jusqu’à ce que l’un de nous soit convaincu par les arguments de l’autre. On arrive ainsi à la première version du scénario, qui a nécessité neuf mois de travail (rires).
Après, il y a les modifications qui font qu’on passe de cette première version à la version finale du scénario. Pour As Bestas, les cinq phases que je viens de te décrire, se sont déroulées en 2015. Il nous a fallu beaucoup de temps pour arriver à la version finale. On a choisi de ne pas le faire après Que Dios nos perdone, puis on a fait El Reino, la série Antidisturbos, on a fait Madre, mais durant les temps morts, on revenait au scénario de As Bestas pour l’améliorer. El Reino, c’est tout le contraire : on a écrit le scénario très très vite.
Que Dios nos perdone – avec des policiers en roue libre qui agissent comme ceux qu’ils traquent, le poids de l’Église -, El Reino – avec des politiciens corrompus -, et As Bestas – avec une Galice rude et des voisins terrorisants -, montrent des facettes de l’Espagne peu valorisantes. Était-ce malgré tout facile de trouver des financements ?
Oui, on a eu de la chance d’avoir pu trouver facilement des financements, mais je crois que cela n’a rien à voir avec l’image de l’Espagne. Normalement, quand tu fais un polar ou un thriller, le producteur sait déjà que tu ne vas pas montrer la meilleure image d’un pays ou d’une ville. Pour ces trois films-là, on a eu de la chance. Que Dios nos perdone et El Reino ont été produits par Tornasol Films, une société assez puissante en Espagne, qui arrive, normalement, à produire les films d’une façon assez « facile » si je peux dire, même si rien n’est jamais « facile ». Pour As Bestas on l’a produit avec ma boite de production, Caballo Films, aidée aussi d’Arcadia Motion Pictures et du Pacte qui est le coproducteur français. Nous avons eu de la chance car je crois que mon équipe et moi sommes dans une position très favorable dans l’industrie cinématographique : trouver les financements pour ces trois films n’était pas difficile.
En France, le financement est plus facile avec le soutien des chaînes de télévisions et des médias, dont les patrons ont beaucoup d’intérêts communs avec les politiciens. Beaucoup de projets qui montreraient une image négative de l’organisation du pays rencontrent des difficultés pour trouver des financements…
Ah oui ? Ici, en Espagne, je crois que cela n’a pas à voir, du moins directement, avec une idée de liberté, mais plutôt avec l’idée de désaffection, malheureusement, entre le monde du Gouvernement, et le monde du Cinéma. Donc, le mauvais côté de cette distance fait qu’on se trouve un peu sans soutien, sans aide, on se sent très très seul ; mais le bon côté, – comme ils ne regardent pas le contenu -, fait qu’on bénéficie, involontairement, d’une certaine liberté, par ce manque de vigilance.
Antonio de la Torre explique ici comment Rodrigo lui a présenté le projet El Reino (1’52) :
Que dios nos perdone, El Reino et As Bestas ont le même chef-opérateur image, Alejandro de Pablo, qui est aussi sur vos deux autres longs-métrages et vos séries. Comment arrivez-vous à toujours proposer quelque chose de nouveau ?
Ça, c’est mon objectif : toujours essayer de faire quelque chose de nouveau. Je crois qu’on peut le faire parce que j’adore travailler avec les mêmes personnes. Ça serait horrible pour moi de faire toujours la même chose, tout le temps. Les professionnels peuvent réussir des choses nouvelles. J’ai très souvent les mêmes partenaires : la même coscénariste, Isabel – le même chef-opérateur Alejandro, le même monteur Alberto del Campo. « On est capables de faire ça ? Oui » donc on essaie de le faire, même si on ne l’a jamais fait avant.
En France, le son des films est correct, mais j’ai souvent l’impression que le travail du son ne semble être important, ou pleinement pris en compte, uniquement quand le son est le sujet, – ou une partie -, très importante du film, comme pour Le Chant du loup, Boîte noire, Sound of Metal, Spectre. L’exception est Jusqu’à la garde, où le travail du son contribue à la réussite du film, – que je trouve parfait – ; et dans chacun de vos films, le son est tout aussi important.
Je crois que le son est vraiment très important dans un film, et qu’il peut être en effet parfois insuffisamment utilisé. On peut faire des choses incroyables avec le son, et c’est nécessaire pour un metteur en scène de prendre le son en compte, de le manipuler, l’expérimenter, trouver. Pour moi, c’est une obligation, et c’est aussi très très amusant. Quand tu as le temps en post-production, tu peux expérimenter des choses totalement différentes, on peut annuler un son ou pas, on essaie. Pour El Reino, on a un son très très fort. Après, chaque film a un besoin en son différent, donc on essaie de créer un univers propre à chacun. Travailler avec ces trois univers sonores, c’est incroyable pour un réalisateur : il faut profiter de cette chance.
Dans vos trois films, il y a de loooongs plans-séquences. Combien de temps ont-ils nécessité ?
Le temps nécessaire (rires). Ça dépend. C’est très bizarre, car tu ne peux pas imaginer comment cela va se passer. Par exemple, dans As Bestas, il y a un plan-séquence dans le bar avec Denis, Luis et Diego. Je croyais que ce serait long à tourner, et on a fait seulement trois prises. La deuxième était incroyable ! Mais vraiment incroyable ! Comme réalisateur, je pourrais faire plus de prises mais quand tu sais que tu dois faire plusieurs choses après, il faut avoir l’intelligence de dire « je crois qu’on l’a, c’est bon, on doit avancer » (rencontre avec Diego Anido à lire ici). Pour Que Dios nos perdone, pour tourner la scène où l’assassin saute par la fenêtre, on croyait pouvoir suivre le planning prévu, et on l’a mal faite. On a dû la refaire… et encore.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ou compliqué sur chaque film ?
Je déteste d’habitude parler de ça… même si je n’ai aucun problème à en parler (rires). Je pense que je suis le patron le plus chanceux car je travaille, avec mon équipe, dans un milieu professionnel incroyable. Le tournage, c’est dur, oui, mais c’est le travail le plus merveilleux du monde : c’est pour ça que je suis toujours un peu gêné de dire « le plus dur, c’est ça, parce qu’on a beaucoup souffert ». Donc, pour répondre à ta question, en ce qui concerne As Bestas, c’était de vivre dans la montagne. Tu te fatigues beaucoup plus vite à la montagne que dans un autre endroit. Le climat est plus sauvage, plus radical. Tourner avec des animaux, c’est compliqué, et dans As Bestas, il y en avait beaucoup… un enfer ! Ils ne font jamais ce que tu veux ! (rires). Mais je l’ai vécu avec le sourire car je savais que j’étais chanceux de faire ce tournage.
Pour Que Dios nos perdone, j’ai fait ce film très jeune, avec très peu d’expérience, alors j’étais très très stressé. La scène de poursuite est très longue, elle va dans le métro de Madrid : cela a été le plus difficile car même si j’avais très peu d’expérience dans la réalisation de film, je n’en avais par contre aucune pour les scènes d’action.
Dans El Reino, c’est la scène de l’accident de voiture. Elle avait beaucoup de choses très précises, très spectaculaires. On a pris beaucoup de temps pour la préparer, et c’était vraiment fatigant.
Dans ces trois films, vous avez travaillé avec le même monteur, Alberto del Campo. Est-ce qu’il y a beaucoup de scènes qui ont été coupées au montage ?
Pour El Reino presque rien.
Pour Que Dios nos perdone, il y en a eu beaucoup, beaucoup, mais alors vraiment beaucoup (rires). On a enlevé beaucoup de scènes d’enquêtes où le personnage ne trouve rien. Isabel et moi adorions l’idée de montrer la véritable façon dont les enquêteurs travaillent, et donc, qu’ils peuvent ne rien trouver. Une nouvelle piste… non, toujours rien. On a tourné ces scènes qu’on a coupées au montage : pour Isabel et moi, c’était vraiment très amusant à écrire, mais pour le spectateur, c’est vraiment très ennuyant à voir (rires).
Pour As Bestas, on a enlevé des choses qui concernaient les voisins. Les voisins attaquent le couple de Français, et le couple se défend. Isabel et moi avions écrit une progression très minutieuse, petit à petit. Une fois au montage, on a constaté que c’était trop petit à petit, et on a dû enlever quelques attaques des voisins.
Dans vos interviewes françaises, vous avez déclaré avoir pensé à Denis Ménochet pour interpréter Antoine, après avoir vu Jusqu’à la garde. Cela vous « amusait »-il de lui proposer un personnage qui est terrorisé, alors que dans Jusqu’à la garde, c’est lui qui terrorise sa famille ?
J’ai adoré ce film, et c’est là que j’ai découvert Denis Ménochet comme un grand acteur. Il sait se montrer grand, fort, animal, mais dans son regard, il y a quelque chose de très profond, comme une personne qui souffre. C’est pour tout cela que j’ai pensé qu’il serait l’acteur parfait pour jouer Antoine dans As Bestas. Savoir si cela m’amusait ? Oui, évidemment, pour la même raison que je t’ai dite précédemment : je détesterais choisir des acteurs pour leur demander de faire la même chose qu’ils ont très bien faite dans un autre film. C’est vrai aussi, que parfois, si un acteur est bloqué sur un détail et n’arrive pas à faire une scène, je peux lui dire « on va faire ce que tu as fait dans ce film » et à partir de là, on travaille pour qu’il réussisse la scène pour laquelle on est ensemble. Denis Ménochet est parfait dans Jusqu’à la garde, qui, selon moi aussi, est un film parfait, comme tu l’as dit. Je ne l’aurais pas choisi pour lui proposer le même rôle. En Espagne, – mais probablement en France aussi -, on a ce petit vice fréquent de penser « cet acteur, il fait bien ça ? Ok, on va le prendre car on est sûr qu’il va bien le refaire ». J’aime bien combattre cette idée-là.
Luis Zahera est dans les trois films du cycle « Spanish noir ». Dans la scène sur le balcon d’El Reino, il est terrorisé, et dans As Bestas, c’est l’inverse…
Comme avec les rôles de Denis Ménochet dont on vient de parler, ça m’amusait de lui proposer ces rôles très différents dans mes films. Luis Zahera est un acteur incroyable, et j’ai une confiance entière dans ce qu’il peut offrir. J’aime expérimenter d’autres possibilités de jeu avec lui. J’ai toujours été certain qu’il arriverait à jouer ces trois rôles parfaitement, et cela a été le cas à chaque fois.
« Si les gens pensent que je suis un bon réalisateur, c’est beaucoup dû grâce à mon chef-opérateur Alejandro de Pablo »
Pour rester avec As Bestas, le lieu du tournage est en pente, accidenté, il est déjà difficile de simplement marcher, que ce soit le jardin de la maison des Français, la boue du terrain des voisins, la forêt et ses feuilles glissantes, la montagne et ses roches… Comment le tournage s’est-il adapté à ces conditions ?
Avec professionnalisme (rires). Mais tu as raison, c’est vrai qu’on était vraiment conscients que le tournage serait dur. Le plus important était de trouver l’endroit parfait pour la caméra, et il y a deux aspects à prendre en compte. En premier, les choses que tu dois filmer doivent être parfaites. Si ce n’est pas le cas, on ne tourne pas. Et en second, il y a aussi les choses derrière la caméra, qu’on ne voit pas à l’écran, mais qui doivent être favorables pour l’équipe de production. Avec beaucoup de travail et d’intelligence, elle a fait un travail incroyable pour adapter le terrain aux besoins du tournage, et aussi s’adapter à lui. Quand je leur disais « désolé, mais on doit tourner ici », parfois, ils me répondaient « si on peut tourner là, au lieu de ton choix, ça serait mieux pour l’équipe ». Il faut évaluer les propositions, car c’est très important que l’équipe se sente bien. Leur travail a été incroyable sur ce film.
Festival Cinespaña se poursuit en région tout le mois d’octobre.
Un grand merci à Loïc, Alba et Sonia de Cinespaña d’avoir permis cet entretien, et à Rodrigo pour sa disponibilité.
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* « Les films que j’aime » du réalisateur et scénariste Rodrigo Sorogoyen
Mise à jour de l’article le 12/02/2023 : hier soir, les Goya récompensait le cinéma espagnol. As Bestas a en reçu 9 (lire ici), dont celui de la meilleure réalisation pour Rodrigo Sorogoyen, qui dit dans son discours :
un bon réalisateur doit savoir s’entourer de la meilleure équipe possible, et je l’ai eue, c’est le seul mérite que j’ai .
Meilleur film (j’aime beaucoup la réaction de Denis Ménochet)
Meilleur acteur : Denis Ménochet
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