Concert vendredi 19 octobre Cathédrale Saint-Etienne
Messe de Notre-Dame de Machaut
Trois inventions pour orgue de Gilbert Amy
Ensemble Gilles Binchois
François Espinasse, orgue
C’est à la cathédrale Saint-Étienne si chère à Xavier Darasse, et dont la mère, Renée, fut titulaire, et que lui-même aimait faire résonner l’orgue pour son plaisir propre ou en concert, que se déroulait un émouvant hommage en son honneur.
Conçu par Gilbert Amy, qui lui fut si proche, et d’ailleurs si Xavier Darasse par sa fougue pouvait faire se déplacer les montagnes, Gilbert Amy par la ferveur de son amitié avait su faire se déplacer Lyon à Toulouse. Ainsi la classe d’orgue du conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon fut délocalisée à Toulouse, pour permettre à Xavier Darasse de continuer son enseignement dans de meilleures conditions et surtout avec un large choix d’orgues, dont Lyon était alors dépourvu.
Gilbert Amy et Xavier Darasse avaient la même passion pour la musique ancienne et pour la musique contemporaine. À la mort de Xavier Darasse, le 24 novembre 1992 à Toulouse, ses amis des Arts Renaissants ont tout naturellement demandé à Gilbert Amy de composer une œuvre à sa mémoire. Ce furent les Trois inventions pour orgue. Commencées de 1993 à 1995, et révisées en 2001, elles sont « un tombeau » bouleversant, comme cela se faisait jadis en musique ancienne.En dialoguant avec Dominique Vellard, également professeur au conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon, l’idée s’est imposée d’intercaler dans les parties de la messe de Machaut les Trois Inventions de Gilbert Amy, afin, que par effet miroir, s’intensifient les profondeurs de chacune et de créer ainsi « un passage d’un monde à l’autre ».
Cette proposition insolite, si fidèle en fait aux goûts de Xavier Darasse, ne pouvait opérer que par l’excellence des interprètes. Dominique Vellard et son ensemble Gilles Binchois, Daniel Cabena et Jan Thomer contre-ténors, Gerd Tôurk ténor, Emmanuel Vistorky baryton, excelle depuis fort longtemps dans la musique médiévale et de la Renaissance. Et Dominique Vellard s’est aussi s’aventuré dans bien d’autres domaines et il aime confronter son art par des rencontres aussi bien avec le chant breton qu’avec la musique carnatique indienne.
Nous nous sommes souvenus d’un concert que nous avions organisé, il y a bien plus de quinze ans à l’église de la Dalbade avec la grande chanteuse de l’Inde du Sud Aruna Saïram. Et les chants médiévaux de ces deux cultures s’élevaient harmonieusement en volutes spirituelles. Il en fut de même avec la messe de Machaut et l’écriture recueillie de Gilbert Amy.
Les Trois Inventions s’intercalaient comme autant d’interpolations après le Gloria, puis le Credo et enfin l’Agnus dei. Et l’Ita Missa est terminait comme il se doit le concert, car la messe était dite en l’honneur du fervent croyant qu’était Xavier Darasse.
La Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut est une œuvre essentielle dans l’histoire de la musique occidentale. Composée on le croit entre 1360 et 1365, elle est la première messe qui nous soit parvenue écrite par un compositeur unique. Donc elle échappait au simple rituel liturgique pour marquer le geste d’une création artistique, et le début de l’émancipation créatrice des compositeurs. Ce sommet de l’Ars Nova, est une musique religieuse polyphonique à quatre voix, composée sur le texte de l’Ordinaire de la messe.
Dans son enregistrement de 2001, l’ensemble Gilles Binchois avait intégré son interprétation dans l‘office liturgique. Pour ce concert Dominique Vellard avait placé pour introduire la messe une interpolation grégorienne, qu’il pense être du VIe siècle, Deus, deus, meus.
Et ainsi d’emblée on est plongé dans une lumière mystique. La splendeur des cinq voix des cinq chanteurs, merveilleusement homogènes, permet de suivre toute la portée spirituelle de l’œuvre, ses jeux d’écriture L’ensemble de solistes paraît n’être qu’une seule voix orante.
Dominique Vellard revient à l’authenticité et chante cette messe à capella, sans l’alourdir de soutien instrumental redondant. Et comme une rosace de sons, la lumière des notes éclaire toute la cathédrale. Gilbert Amy a fait de ses Trois inventions une sorte de tryptique dont les parties se répondent et évoquent bien sûr la mémoire de Xavier Darasse, et elles sont écrites spécifiquement pour l’orgue de cathédrale Saint-Étienne et en exploitent les sonorités si particulières.
Elles ont été créées le 22 novembre 1995, et données pour ce concert dans leur version remaniée de 2001, par François Espinasse qui en a réalisé le seul enregistrement à ce jour.
Donc il fait corps avec cette œuvre et en restitue toutes les moirures et le climat presque contemplatif qui en émane. Gilbert Amy présente ainsi son œuvre de près de vingt-cinq minutes. La première invention est une sorte démarche lente avec une écriture à trois voix, proche du style récitatif et jouant sur les timbres de l’orgue de Saint-Étienne. Elle se termine presque dans l’effacement.
La seconde variation, qui anciennement était la troisième, oppose le plein-jeu du grand-orgue à celui du positif et veut « susciter une sorte de plain-chant imaginaire chromatique ». Elle est parcourue de traits rapides et d’interrogations. La troisième invention, la plus travaillée, la plus longue, est une suite de variations pleines de couleurs harmoniques. Elle est la plus fascinante, avec ses lents glissements, et peu à peu les grands blocs rythmiques vont vers le silence, vers un début de temps sans fin.
Et pourtant Gilbert Amy évite les longues notes tenues propres à l’orgue, il édifie un climat sonore prenant de mille autres manières.
Il passe des échos de plain-chant dans cette œuvre, des échos de la foi de Xavier Darasse, dans cette sorte de Requiem à lui dédié.
Un certain envoûtement sonore envahit toute la nef. Et même si on ne peut suivre toute la complexité de l’écriture, ces sonorités suspendues et ces appels mystérieux des notes graves, ses bribes de mélodies qui semblent interroger l’ailleurs, des sombres processions semblent se mettre en marche. Cette œuvre grave est un hommage vibrant d‘amitié intense, un au revoir non dénué d’espérance et de questions.
Ce concert décalé mélangeant musique médiévale et musique contemporaine est bien un hommage qui aurait plu à Xavier Darasse, lui qui vivait dans ces deux mondes avec la même ferveur et qui reste dans nos mémoires comme ce délicieux Puck de beaucoup de songes de nos nuits d’étés à Toulouse.
Gil Pressnitzer