Pour ceux qui s’en souviennent, Jean Kanapa (1921-1978) figurait le stalinien français, le Jdanov hexagonal, le pourfendeur de « renégats » (il est par exemple l’auteur d’une brochure terrible, Le Traitre et le prolétaire, contre Arthur Koestler et son Zéro et l’infini). On peut regretter que cette image soit celle que la postérité ait retenue de lui, car – c’est ce qui ressort notamment du livre que Gérard Streiff lui a consacré [1] –, il y eut au moins un autre Kanapa – le romancier.
Il a publié, entre 1946 et 1967, quatre romans et un recueil de nouvelles. Aujourd’hui, on réédite La Crise [2], un bref roman qui avait d’abord paru en 1962 dans Du vin mêlé de myrrhe. Nous sommes dans une famille bourgeoise franco-britannique, dans la seconde moitié des années cinquante. Le père, Phil, la quarantaine, héros de la dernière guerre, où il a perdu un bras, s’occupe de la production d’automobiles dans une firme anglaise ; la mère, Anne-Marie, 38 ans, dite Amy, est une bourgeoise qui s’ennuie.
DEUX PRISES DE CONSCIENCE
Phil et Amy vont donc connaître une crise, professionnelle pour l’un, sentimentale pour l’autre : le premier est confronté aux risques de l’automatisation, la seconde à ceux de l’amour ; les deux vont douter du sens de leur existence. Phil se demande si le prix de la modernisation (c’est-à-dire la perspective de deux-mille-cinq-cents licenciements) en vaut vraiment la chandelle, dans un marché de l’automobile saturé ; de son côté, Amy tombe amoureuse d’un chanteur espagnol, qui est sans doute ce qu’elle pouvait imaginer, socialement, de plus éloigné d’elle. Ce sont deux prises de conscience que l’auteur a la subtilité de ne pas exprimer directement.
Le couple a plusieurs enfants, mais seule Hélène se distingue de la fratrie : férue d’alpinisme, elle entend devenir ingénieur, et montre une volonté d’indépendance qui surprend sa mère – ce personnage représente sans doute dans l’esprit de l’auteur la figure de la femme moderne, « émancipée » comme on disait alors. C’est elle, indirectement, qui sera à l’origine de la crise amoureuse de sa mère.
UN ROMANCIER NUANCÉ
Ce roman vif, écrit dans un style simple, découpé comme un film, et peut-être à cet égard influencé par le cinéma (le héros du dernier roman de l’auteur est d’ailleurs cinéaste), est intéressant à plus d’un titre. Sur le plan idéologique, il échappe à la caricature que d’autres ont pu faire de la bourgeoisie, et montre même les compromissions de certains appareils syndicaux pendant une grève ; conséquemment, il donne de Kanapa une image plus complexe, celle du romancier, que le jeteur d’anathèmes qu’il a aussi été, aurait probablement, et fortement, désapprouvée. Il y a peut-être eu en effet un conflit intérieur entre le romancier et l’idéologue : le premier révélant au second des nuances et des ambiguïtés politiques que le second ne pouvait se permettre d’afficher.
LE CONFLIT INTÉRIEUR DE KANAPA
C’est encore plus net dans son dernier roman, Les Choucas (qui n’a jamais été réédité). Fred Hopner, un cinéaste atrabilaire et volage, se trouve doublement menacé (par la censure ministérielle et des attentats d’extrême droite) à cause du plan final de son dernier film (qui rappelle Le Petit soldat de Godard) : on y voit un soldat se débarrasser de son uniforme et disparaître dans la montagne au milieu des cris de choucas. Or deux scènes dialoguées, au milieu du roman, apparaissent comme la contestation du système soviétique.
C’est comme si la liberté et l’anti-manichéisme de l’art romanesque donnaient à Kanapa l’occasion de transgresser les lois du Parti. A-t-il eu peur de cette transgression, et du conflit intérieur qu’elle supposait ? Toujours est-il que Jean Kanapa, après Les Choucas, édité onze ans avant sa mort, a pris la décision de ne plus publier de romans. Aragon regrettait qu’il ait sacrifié son talent au Parti. La Crise et Les Choucas tendent à lui donner malheureusement raison.
[1] Le puzzle Kanapa, Gérard Streiff (La Déviation, 2021).
[2] La Crise, Jean Kanapa, préface de Frédéric Beigbeder (La Déviation, 2021).