Ce vendredi 3 décembre 2022, j’ai pris le métro jusqu’à la station Minimes-Claude Nougaro, Claude Nougaro qui avait repris (avec Jean-Claude Vannier et son orchestre si mes souvenirs sont bons) Bonhomme une des chansons de Brassens de 1958, et lui avait dédié un Sonnet à Brassens(1) en 1974: …Bel homme, sous ta moustache, je fris mon omelette
Et que l’œuf bien cassé te donne de la joie
Il y a pire comme divinité tutélaire !
Car ce soir-là, Pascale Becker et Thierry Di Filippo (2), qui ont déjà bien tiré leur chapeau à Ferré dans À propos de Léo au Théâtre de Poche et qui font partie des compañeras et compañeros avec qui je rends hommage à celui-ci dans Grazie mille, Léo depuis plusieurs décennies, vont le tirer, leur chapeau, à Monsieur Georges Brassens.
À la brasserie Le Minimum, qui les jeudis et vendredis soirs se transforme en bar à tapas, il y a une trentaine de personnes dans une ambiance bonhomme qui n’aurait pas déplu au dédicataire de cette soirée: ce n’est pas le minimum au niveau des consommations, loin de là, pour « faire la Fête à Tonton Georges ».
Pascale Becker, comédienne et musicienne, liseuse-chanteuse à ses heures, passionnée de grande Poésie, a écouté, dès l’âge de 10 ans, Brassens « qui a été un prof de vie », et elle déguste ses textes qu’elle a choisis amoureusement avec un plaisir gourmand qui est contagieux (et c’est un virus sans danger, au contraire), même pour ceux qui croient connaître leur Brassens sur le bout de la langue.
Elle n’a pas oublié que le plus grand bonheur de ce grand travailleur, c’était de faire des chansons: il en faisait depuis l’âge de 14 ans. « Le bonheur, c’est un distique, c’est deux vers agréables à entendre. Si je n’étais pas célibataire, si j’avais continué l’espèce, mes enfants auraient sûrement eu plus d’importance que mes chansons, mais, comme il n’y a rien d’autre, j’écris des chansons, comme on fait des ricochets dans l’eau… et je les chante comme un oiseau, encore que je chante moins bien qu’un oiseau; c’est ma façon de danser avec les mots, moins qui ne sait pas danser et qui n’aime pas danser… ça me fait vivre… »
Malgré un gros trac, elle nous offre son florilège: La mauvaise réputation, Gare au gorille, La Jeanne, La femme d’Hector, repris à l’unisson par mes 4 voisines arrosant l’anniversaire de celle qui se trouve par hasard à côté de moi; mais comme disait le cher Eluard: « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »…
Celui qui a mal tourné suscite leurs jeux de mots sur la prison de la Santé et la santé si omniprésente actuellement dans nos vies, et Le vent, « le vent fripon », les fait beaucoup rire, car « celui du Pont des Catalans aime soulever les jupes trop courtes des coquines des Minimes »,d’après elles.
À la fin de La rose, la bouteille et la poignée de main, pendant les applaudissements, la plus proche, la plus coquine, celle qui est fêtée, me glisse à l’oreille son commentaire: « à méditer à une époqueoù les poignées de main sont prescrites, où une main baladeuse sur une belle mal lunée comme un verre de trop sur la place du Capitole peut vous conduire au trou, pauvres Messieurs »; tout en me caressant la main au passage. À quoi je réponds, aussi à son oreille, tandis que ses copines la chahutent: « certes, Madame, mais comme nous l’a appris Lucie Aubrac, la résistance se conjugue au quotidien, et j’ai la fibre résistante autant qu’hédoniste ».
Mais le récital a repris et bientôt, la majorité des spectatrices et spectateurs chantonne joyeusement les paroles de ces « tubes » dont elle se souvient inconsciemment, car ils font partie de la culture populaire: Le grand Pan, Le vin, Le bistrot etc.
En particulier, les chansons d’amour: il ne faut pas oublier que Brassens, qui a chanté l’amour sur tous les tons, y compris le plus canaille, disait: « L’amour ? Je ne connais pas bien. Je ne fais pas la différence entre l’amour que j’ai pour une femme et celui que j’ai pour mes amis, ou celui que j’ai pour mes chats. J’ai une somme de sentiments à donner. A qui que ce soit que je les dispense, ils sortent du même cœur, non ? ».
Une belle profession de foi à ne point oublier en ces temps de pandémie et de repli sur soi, où les bisous sont interdits de séjour…
Par contre, la majorité des auditeurs découvre avec bonheur Le Pécheur (« Brassens n’est pas pêcheur, expliquait son ami l’écrivain René Fallet, et je le déplore, mais, à force de m’entendre parler mouches et autres ingrédients, il a conçu cette chansonnette la tête farcie d’hameçons et de gaules… ») et l’émouvant Orphelin (Avec l’âge c’est bien normal, Les plaies du cœur guérissent mal. Souventes fois même, salut ! Elles ne se referment plus), chansons posthumes qu’ont repris en leur temps Jean Bertola et Maxime Le Forestier.
Si le rythme bluesy de la guitare est bien là sous les doigts de Thierry Di Filippo (2), ils mettent les mots du poète en avant: et Becker a la gouaille d’un Richepin féminin, ce qui tombe bien avec la présence scénique de cette petite bonne femme, en particulier sur Les Oiseaux de Passage, véritable sculpture de mots du grand poète libertaire proche des exclus de la société. La mémoire de la chanteuse y est sur la corde raide mais la guitare lui fait un tapis rouge où elle peut poser sa voix et la mélodie, – et Brassens était orfèvre en la matière autant qu’en ciselage de mots -. Si elle doit reprendre à deux reprises pour un ou deux mots échappés, le public ne lui en fait pas grief et suit avec empathie sa déambulation poétique.
Les costumes changent mais pas la comédie humaine décrite dans ce teste -et dans ceux des poètes en général – , avec ses seigneurs et ses gueux, avec ses vieux coqs et ses oies blanches, avec ses justes et ses tristes sires, avec ses hauts et ses bas…
Heureusement qu’il y aura toujours Brassens, Ferré, Ferrat, Barbara et tous les autres chanteurs de poésie, à qui des amoureux de celle-ci rendront des hommages aussi vibrants que celui de Pascale Becker et Thierry Di Filippo.
Personnellement, à ce florilège bien fourni, j’ajouterai Heureux qui comme Ulysse (à chanter en chœur), Du Bellay revisité par Brassens:
Heureux qui comme Ulysse
A fait un beau voyage
Heureux qui comme Ulysse
A vu cent paysages
Et puis a retrouvé
Après maintes traversées
Le pays des vertes allées
Par un petit matin d’été
Quand le soleil vous chante au cœur
Qu’elle est belle la liberté, la liberté
Quand on est mieux ici qu’ailleurs
Quand un ami fait le bonheur
Qu’elle est belle la liberté, la liberté…
Et aussi La Tondue, car je n’oublie pas que si Brassens a toujours refusé de mourir pour des idées, il ne s’est pas interdit de dire leurs 4 vérités aux salops et aux salopes, par exemple de prendre la défense les tondues de la Libération – encore des femmes de mauvaise vie pour les bien-pensants -. Il a été le chanteur français le plus censuré de la 2ème moitié du XXesiècle devant Brel ou Ferrat, et même Ferré !
Mais je n’ai pas boudé mon plaisir, bien au contraire, et à la fin de leur concert, j’ai trinqué avec mes voisines délurées en leur rappelant que
Quand on est un sa-
ge, et qu’on a du sa-
voir-boire
On se garde à vue
En cas de soif, u-
ne poire
Une poire ou deux
Mais en forme de
Bonbonne
Au ventre replet
Rempli du bon lait
D’l’automne…
J’aurai aimé m’attarder, l’aura de ma voisine rayonnant sur mes fibres sensibles, mais visiblement ses copines souhaitaient garder l’exclusivité, et je me suis éloigné, sur un salut enjoué et un dernier regard caressant, vers le bar, où je me suis assis auprès d’un groupe bien éméché. Ce soir-là, Les copains d’abord était tout à fait de circonstance dans ce lieu où rayonnait la convivialité, où il a fait bon passer et trinquer en chœur.
Et j’ai trinqué bien sûr avec Pascale Becker et Thierry Di Filippo, en les remerciant en mon for intérieur de donner à entendre Des fils de la chimère Des assoiffés d’azur Des poètes Des fous, avant de leur faire un abraccio et de repartir dans la nuit froide de décembre en fredonnant la mélodie des Oiseaux de Passage; et en chantonnant quelques vers d’Antoine Pol des magnifiques Passantes, en souvenir de celle qui ce soir m’avait effleuré la main au détour d’une chanson:
Je veux dédier ce poème A toutes les femmes qu’on aime Pendant quelques instants secrets A celles qu’on connait à peine Qu’un destin différent entraîne Et qu’on ne retrouve jamais…
Pour en savoir plus :
1) À bras le corps, Brassens
À bras le corps de l’arbre
Où la vie et la mort entrelacent leur loi
Avant de replonger dans le torrent de barbe qui coule
Du menton d’un Jupiter gaulois
La barbe, au sel, à Seth
Aux salives de marbre de la mer
Oui, toujours, toujours recommencer
Tu n’acquît d’un maçon, certainement pas glabre
Et travailla bientôt ta guitare à penser
C’est dur, George
C’est vache d’être un pouêt
Un pouêt, pouêt
De posséder un peuple ajusté à sa voix
Bel homme, sous ta moustache, je fris mon omelette
Et que l’œuf bien cassé te donne de la joie