Le samedi 11 décembre dernier à la Halle aux Grains a eu lieu le concert de soutien aux Enfants d’Arménie et de Toulouse, cette manifestation qui fait désormais partie du paysage culturel de la Ville rose et participe chaque année au financement des actions de la Maison des Droits de l’Enfant et des Jeunes.
Pour la 25ème année !
Mais celle-ci est à marquer d’une pierre blanche.
D’abord, parce que Monsieur Gérard Karagozian, Vice-Président de l’Amicale des Arméniens de Toulouse (1) et de la MDEJ (2), à l’origine de ces concerts, a été décoré de la Médaille de la Ville de Toulouse: distinction tout à fait méritée, tant cet homme à l’engagement sans faille et à l’entregent convivial se dévoue sans compter pour cette noble cause.
D’autre part, parce que le programme concocté par Jean-Marc Philipps-Varjabédian a été exceptionnel une fois de plus, avec des musiques sans frontières du classique aux musiques du monde, klezmer, yiddish, russe, tzigane, moldave, roumaine, et arménienne bien sûr; un bel exemple d’éclectisme et d’ouverture au monde.
Dans une Halle aux Grains pratiquement pleine, cette soirée a pris de plus une résonance encore plus forte compte tenu de la situation actuelle aux frontières asiatiques de l’Europe, particulièrement douloureuse et inquiétante en Arménie (3), ce pays avec lequel la France a des liens très forts, politiques, religieux et culturels, depuis des siècles.
En première partie (dans l’ordre chronologique), le Trio d’un soir composé de Jean-Marc Phillips-Varjabedian violon, Xavier Phillips violoncelle et Lilit Grigoryan piano, nous a fait découvrir avec tout son talent des œuvres inédites du répertoire arménien.
D’abord le violoncelliste Xavier Phillips a interprété avec maestria laSonate pour violoncelle de Geghuni Chitchyan (née en 1929), une compositrice prolifique et flamboyante, à découvrir comme tant d’autres trop longtemps occultées. Une œuvre particulièrement ardue, aux accents torturés et aux stridences très contemporaines. La fumée diffusée sur scène par l’éclairagiste pour fixer les faisceaux des projecteurs blancs, planant au dessus du piano comme les ailes d’un dragon, ajoutait à l’ambiance particulière de cette composition, qui, je ne sais pourquoi, m’a fait penser à l’ouverture de la 9e Symphonie de Bruckner, la dernière musique diffusée (si mes souvenirs d’études historiques à la Bibliothèque d’Etudes et du Patrimoine sont bons) par Radio Berlin le 30 avril 1945 quand l’armée russe est rentrée dans cette ville.
Heureusement, la suite du concert a dissipé cette ambiance scénique bizarre comme l’aube qui dissout les monstres dans le poème d’Eluard (1895-1952): (…) Nous oublierons ces ennemis indifférents / Une foule bientôt / Répétera la claire flamme à voix très douce / La flamme pour nous deux pour nous seuls patience / Pour nous deux en tout lieu le baiser des vivants.
Car ensuite la charmante Lilit Grigoryan, toute de rouge vêtue, a apporté une dimension plus festive avec les Mélodies folkloriques transcrites pour piano de Georgi Sarajyan (1919-1986) et deux danses d’Aram Khatchatourian, dont elle vivait très physiquement les rythmes ternaires sur son tabouret. De la musique avant toute chose / Et pour cela préfère l’Impair /Plus vague et plus soluble dans l’air /sans rien en lui qui pèse ou qui pose(Paul Verlaine).
Puis, avec la Varjabedian Rhapsodie pour piano d’Alexandre Gasparov (né en 1961) dont il est dédicataire, le musicien nous a fait frissonner comme chaque année avec les sons si profonds de son violon Guarnerius de 1748. Peu de violonistes sont aussi facilement reconnaissables à l’écoute tant l’osmose avec leur instrument est charnelle, comme celle de Patrice Fontanarosa ou du regretté Didier Lockwood, ami de Jean-Marc Phillips-Varjabedian, que j’avais eu la chance d’entendre dans cette Halle aux Grains lors d’une précédente édition de ce concert caritatif, mais aussi lors d’un concert de Magma que j’avais organisé avec l’association Music Action, il y a 47 ans déjà…
Enfin, ils se sont réunis pour le Trio pour violon, violoncelle et piano d’Arno Babadjanian (1921-1983), compositeur aux influences très diverses, de la musique traditionnelle de son pays et la musique classique au jazz et au rock ‘n’ roll, ce qui s’entend dans cette composition, une musique aux allures pourtant quelque peu romantiques, mais sans formalisme aucun.
Jean-Marc Phillips-Varjabedian nous a raconté que lorsque Babadjanian se présenta au concours d’entrée du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, il lui fut demandé de jouer une sonate de Scriabine qu’il connaissait peu, il improvisa et réussit à mystifier le jury! C’est aussi l’un des seuls pianistes, à ma connaissance à qui une statue a été érigée le représentant jouant du piano à Erevan.
Nous avions déjà beaucoup apprécié le Sirba Octet dans leur programme Tantz, Danse, qui porte si bien son nom, lors d’une précédente édition de cette soirée. Issus pour la plupart de l’Orchestre de Paris ou des formations les plus prestigieuses, les musiciens du Sirba Octet nous ont proposé cette fois-ci une lecture originale du répertoire klezmer, yiddish tzigane et russe: Sirbalalaïka.
Autour de Rchard Schmoucler, 1eviolon et directeur artistique, Laurent Manaid-Pallas, violon, Christophe Henry, piano, Bernard Cazuran, contrebasse, Grégoire Vacchioni, violon alto et Claude Giron, violoncelle, ont revisité ces musiques imaginées pour danser, à la rythmique étourdissante, ces tempos lents ou endiablés épousant aussi bien les sentiments mélancoliques ou joyeux de cet immense Est Européen. Ils perpétuent une tradition, qui est de s’emparer de musiques traditionnelles, orales, pour les amener vers une écriture dite classique, comme l’ont fait Bartok, Dvorak, Stravinsky… et Katchatourian. »
Les titres de ces standards comme on dit dans le Jazz, indissociables de la culture populaire, parlent d’eux mêmes:Suite de Moldavie, Cocher, ralentis tes chevaux, Tire l’aiguille, Moskovkaia Polka, Kalinka, Katioucha, etc.Des pépites musicales, des histoires de vie et d’émotions qui se cristallisent autour de la pièce yiddish, Gayen zay in shvartze Reien(« ils marchent dans la pluie sombre »), un chant du ghetto de Varsovie, poignant, à la fois lumineux et bouleversant.
Ils avaient invité leur ami Alexeï Birioukov, virtuose de cet instrument à cordes magique de Russie, de la famille des luthsqu’est la balalaïka: apparue à la fin du XVIIe siècle, elle est probablement dérivée de la dömbra (ou domra ou dombira), un luth à deux puis à trois cordes, à long manche et à caisse triangulaire, joué en Russie et en Asie centrale. Et ensemble, ils nous ont régalé d’un concert euphorisant dont nous sommes repartis le cœur léger.
Véritable « Hendrix » de cet instrument dont il fait ce qu’il veut, jovial, souvent hilare, Alexeï Birioukov est tellement heureux d’être là car il est totalement au diapason des personnalités joviales des musiciens du Sirba Octet; ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que le mot balalaïka vient du russe balakat, qui signifie bavarder, plaisanter, taquiner.
De longues introductions suivies d’accélérations fulgurantes, puis des pauses prégnantes avant de nouvelles cavalcades sonores jusqu’au paroxysme ravissent le public conquis qui scandait les tempi de ses battements de main.
Il y a certes de la nostalgie, mais aussi beaucoup d’humour dans leurs interprétations et Richard Schmoucler nous a raconté quelques histoires drôles juives, comme les barzelette italiennes, par exemple:« toutes les femmes ne sont pas juives, mais toutes les mères le sont. » Dans sa fougue,il ne peut s’empêcher d’esquisser des pas de danses et a cassé deux crins de son archet.
Ils ont l’air d’improviser, mais comme le rappelait à ses élèves Didier Locckwood, qui savait de quoi il parlait: « L’improvisation ne s’improvise pas ! » Et Jean-Marc Phillips-Varjabedian, dont on sent l’attirance pour le Jazz comme pour les musiques du monde, a précisé dans un entretien: « c’est une science, la possibilité d’acquérir un vocabulaire qui s’enrichit à force de travail. Mais cela demande du temps, beaucoup de temps. »
En bis, ils nous ont offert Le Temps du Muguet, Hora de Bessarabie, Moskovkaia Polka, qui nous ont encore plus enchantés.
Comme le dit Patrice Fontanarosa: « Qui mieux que la musique peut faire vibrer les cœurs ? S’ils en ont envie, nul besoin de s’y connaître, il suffit de se laisser porter. Musicien, ta raison d’être ne se justifie que par ta capacité à la faire aimer. »
En rappel avec le Trio d’un soir, ils ont dédié à Gérard Karagozian le morceau préféré de celui-ci.: Le Chant de l’exilé / La Grue (Krunk )du Père Komitas (1869-1935) (Traduction française: Archag Tchobanian)
peinture-de-Panos-Terlemezian-1913
Grue, d’où viens-tu ? Je suis l’esclave de ta voix !
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Ne te presse pas, tu rejoindras bientôt ton essaim ;
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
J’ai quitté pour venir ici ma maison et ma vigne,
Chaque fois que je soupire, mon âme se déchire ;
Grue, arrête-toi un moment, ta voix est si douce à mon cœur !
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Tu ne fais pas languir celui qui te demande des nouvelles ;
Ta voix est plus douce que celle du moulin à eau ;
Grue, vas-tu vers Bagdad ou vers Alep ?
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
De mon propre gré j’ai quitté le pays ;
J’ai connu les douleurs de ce monde mensonger,
Je souffre de l’absence de mes compagnons ;
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Les choses de ce monde sont bien lentes.
Dieu m’entendra peut-être et m’ouvrira une porte ;
Le cœur de l’émigré est en deuil et ses yeux sont baignés de larmes.
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Dieu, je te conjure d’avoir pitié et d’être miséricordieux ;
L’émigré a le cœur blessé et ses poumons se consument,
Le pain qu’il mange est amer et l’eau qu’il boit ne lui fait pas de bien ;
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Je ne distingue plus le dimanche des jours de la semaine.
On m’a passé à la broche et on m’a mis sur le feu.
Cela m’est égal de brûler, c’est d’être loin des miens que je souffre ;
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
Tu viens de Bagdad, tu vas vers la campagne,
Je te confie ce petit papier que j’ai écrit ;
Que Dieu nous en soit témoin,
Tu le feras parvenir à ma bien-aimée.
J’ai écrit dans mon papier que je suis resté ici,
Que je n’ai pas eu un seul jour de bonheur,
Et que ma peine est grande d’être loin des miens ;
Grue, n’as-tu pas une petite nouvelle de notre pays ?
L’automne est arrivé; avec des milliers de tes compagnes,
Tu as formé un essaim et tu pars loin d’ici;
Tu n’as pas répondu et tu t’en es allée !
Grue, va-t’en, éloigne-toi de notre pays !
Quelle belle conclusion !
Pour en savoir plus :
- https://www.guiank.org
- https://www.droitsetenfants.org
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Arménie
- On peut lire l’article édifiant du Figaro du 9 décembre dernier