Après un triomphal duo Tugan Sokhiev et ONCT dans un concert tout Chosta, auquel s’était joint Vadim Gluzman dans un somptueux Concerto pour violon n°2, ce sera à nouveau une Cinquième mais de Tchaïkovski, après celle de Chostakovitch interprétée par, tous pupitres confondus, un orchestre galvanisé, par un chef possédé. Viendra se joindre à la fête des sons, Bertrand Chamayou dans le Concerto pour piano n°1 de Liszt.
Dans le cadre de la troisième édition des Musicales Franco-russes, au programme et à la réalisation très fortement perturbés, ce Concert est donné toujours sans public à la Halle, ce jeudi 1er avril 2021 à 20h mais, grâce à la ténacité et à la rage contenue de tous les intéressés, il est retransmis par les moyens numériques divers.
Le concert est diffusé en DIRECT sur France Musique ET sur medici.tv, puis en différé sur www.medici.tv
Le concert débute par une œuvre d’Olivier Messiaen, les Offrandes oubliées, méditation symphonique d’une douzaine de minutes en trois parties, dans lesquelles nous “verrons“ s’opposer “ les voix bassement de ce monde“ et les “voix du ciel“.
Il se poursuit avec le Concerto pour piano et orchestre n°1 de Franz Liszt avec Bertrand Chamayou pour soliste. Les trois, ou quatre mouvements suivant les écrits, s’enchaînent de toutes les façons sur une vingtaine de minutes.
Pour clore, la Symphonie n°5 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, véritable monument symphonique, dont voici en suivant quelques détails.
Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64
I. Andante – Allegro con anima
II. Andante cantabile con alcuna licenza – Moderato con anima – Andante mosso – Allegro non troppo – Tempo
III. Allegro moderato – Valse
IV. Finale – Andante maestoso – Allegro vivace – Molto vivace – Moderato assai e molto maestoso – Presto
Durée 50 minutes
Création le 17 novembre 1888 sous la direction du compositeur à Saint-Pétersbourg par l’Orchestre Philharmonique.
« La Cinquième, où le thème du destin s’avance, écrasant, majestueux, implacable, brosse un tableau, en quatre visions, de l’impuissance spirituelle de l’homme, aboutissant à une sorte de renoncement allègre devant la grandeur de la fatalité. Ecrite à une époque où Tchaïkovski avait découvert Schopenhauer et se passionnait pour son œuvre, cette symphonie s’en est fortement ressentie. » Rostislav Hofman, musicologue
C’est dans son domaine de Frolovskoïe, près de Moscou, qu’après avoir fait fortune, Tchaïkovski entreprend son travail sur la Cinquième, le 18 mai 1888. Le compositeur est, sur le plan psychologique, en proie à une profonde dépression écrivant : « Est-il possible que je ne sois entièrement dépeint ? je n’ai ni inspiration, ni goût. » Mais, dès le 30, il ajoute : « Je suis enfin arrivé à tirer de mon esprit rebelle, malgré toutes ces difficultés, une symphonie. » Le 26 août, il annonce la fin de son travail : « ma symphonie est terminée et il me semble que ce n’est pas un échec et qu’elle est bonne. » Depuis la Quatrième, onze ans se sont écoulés qui auront donné quatre opéras, quatre suites orchestrales, le fameux Concerto pour violon.
Mais, qu’en est-il de Piotr Iliytch Tchaïkovski ? L’homme semble un prédestiné de la douleur, qui sort d’une sphère de souffrances, séjourne sur la terre pour son martyr et retourne dans le néant. Attirants ou antipathiques, tous ses héros ou presque connaissent un destin tragique, accablant. Ceux de ses opéras comme ceux de ses poèmes symphoniques seront victimes du fatum. Dans la Dame de Pique, Hermann, c’est Piotr. Il est aussi Tatiana dans Eugène Onéguine. Puis, il est aussi, Romeo, Francesca de Rimini, Hamlet, Manfred, tous frères de malheur de Piotr qui déverse à travers eux sa propre angoisse existentielle. Même Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans, devient elle aussi une victime du fatum…
Sa correspondance montre constamment le lien entre les souffrances de sa vie privée et sa musique. Sa démesure et son lyrisme sont incompréhensibles si l’on ignore sa difficulté de vivre dans une société qu’il estimait hostile, son homosexualité, très mal vécue, ni assumée, étant ressentie comme une véritable entrave, une menace qu’il subira toute sa vie. Le personnage aura en même temps une fâcheuse tendance à s’immerger dans le malheur avec une complaisance plutôt morbide.
« L’œuvre de Tchaïkovski n’est pas seulement une des pierres angulaires de la culture musicale russe. Elle est aussi une encyclopédie technique à laquelle tout compositeur russe se doit de se référer au cours de son travail. » Dimitri Chostakovitch
Il y a comme un certain plaisir à détailler un peu les quatre mouvements que l’on retrouve dans cette cinquième symphonie. Ainsi, c’est l’instrument préféré du compositeur, la clarinette, qui apporte, en tonalité grave et dès le début de l’Andante du premier mouvement, ce motif si connu qui va courir comme un fil rouge tout au long de la symphonie. Telle une idée fixe, il va dominer l’œuvre. L’instrumentation se complète par bassons et cordes dans le registre grave.
Puis, c’est l’Allegro con anima. Il s’enchaîne avec un nouveau thème gardant un fond d’inquiétude caché malgré un rythme relativement allant. Il s’amplifie jusqu’à l’éclat de fanfares cuivrées. La tension retombe ensuite subitement et des soupirs plaintifs s’élèvent. Le thème suivant apporte une éclaircie bienvenue. Vient ensuite un rythme de valse, toute de souplesse et de lyrisme. Puis, c’est une reprise du thème principal au basson. La fin est sombre. Elle répète le premier motif de l’Allegro, mais fait entendre aussi aux trompettes, le rythme fatidique du thème de l’introduction. La coda s’efface en pianissimo.
L’Andante cantabile con alcuna licenza constitue-t-il le plus beau des vingt-cinq mouvements que l’on retrouve au total dans les six symphonies ? Sorte de phénomène orchestral aux tons chauds, dont les dialogues mélodiques, les étapes psychologiques très nettement délimitées et le climax font songer à une scène d’opéra, il offre la particularité de transporter dans un andante la dimension conflictuelle la plus intense d’une œuvre. Après une amorce aux cordes graves dans un lent choral, c’est un solo de cor, l’un des plus longs qui est été écrit dans une œuvre non concertante. Un contrechant discret à la clarinette s’y joint bientôt tandis qu’un nouveau thème surgit au hautbois sans pour autant qu’il y ait une coupure avec le cor. Ce dernier reprend maintenant la mélodie du hautbois en imitation, opposition de timbres, voix “mâle“, voix plus “féminine“ tandis que les cordes tissent un son continu.
Une inquiétude soudaine perce avec le poco piu animato, l’intensité culminant avec trombones et cordes graves. C’est à présent la clarinette qui élève une mélodie douce, gracieuse, mélancolique, finement enluminée, tandis qu’un basson lui répond dans le ton nostalgique du registre aigu. Tout est pensé pour mettre en valeur les timbres solistes. Le climat s’assombrira soudainement avec le timbre fatidique qui refait son apparition, retentissant aux trompettes, en illustration du « non, pas d’espoir » noté dans les esquisses retrouvées. Il a surgi abruptement, et c’est de même qu’il disparaît. On retourne à la mélodie et au lyrisme à l’état pur, agrémenté par la fraîcheur des ornements aux bois. Un nouveau palier d’élévation extatique se prépare. Rien ne semble venir ternir cette exaltation qui va pour s’apaiser, quand elle est transpercée soudainement par un rappel strident aux trombones, dans des couleurs sombres, dont la menace se crispe sur un trépignement de tout l’orchestre. Le mouvement s’achève pianissimo dans la sérénité.
Le troisième mouvement Allegro moderato est occupé par une valse. On oublie tourments et passions éprouvés précédemment. La valse débute au violon, aimable, et sans hâte. Le thème passe ensuite aux bassons et hautbois, puis à la clarinette, avec en fond, des accords aux cors bouchés. Présence et discrétion sont nécessaires, avec répétition lors du retour du thème. Puis, c’est encore une répétition au basson renforcé dans l’aigu par clarinette et flûtes. C’est alors qu’une certaine nervosité se fait jour, contrôlée mais non dissimulée, révélée par les violons avec les doubles-croches passant d’un instrument à l’autre. Pas de contrastes, pas de heurts, simplement « une régularité sèche et obsessionnelle de l’égrènement d’un sablier de notes. »
Puis la valse revient et c’est une reprise sans …surprise, ou presque, car on devine qu’il va se passer quelque chose. On avait oublié le thème cyclique. Le voilà enfin. Ce sont clarinettes et bassons qui l’entonnent dans un pianissimo lugubre : une seule citation semblant murmurer la vieille maxime : Memento mori ou “souviens-toi de la mort“.
Emporté par le mouvement de la valse, Tchaïkovski n’échappe donc pas, à l’ultime instant de ce mouvement, à la vision de son idée fixe. Les murmures timides des cordes qui suivent laissent prévoir une conclusion morendo. Pourtant, ce sera un brusque sursaut orchestral comme un spasme violent n’occupant guère que les trois dernière mesures.
Puis vient le finale, remarquable par sa richesse d’invention et par son intensité expressive. Tour à tour répétitif et rhapsodique, il se signale par une insistance sur les différents thèmes, leur nombre et leur extrême disparité. Plutôt qu’une fine analyse, laissons nous emporter par l’apaisement majestueux du thème cyclique au début, retentissant plus loin aux cuivres, plus cruel et plus implacable que jamais. Des plaintes déchirantes l’accompagnent par des traits de cordes et de bois dans l’aigu. L’apothéose conclusive arrive au bout d’une dizaine de minutes avec un nouveau motif clamé à la trompette. C’est le triomphe final, mais de qui ? le triomphe du Destin ? C’est l’option pessimiste. La victoire de la foi religieuse ? Ce serait l’option optimiste mais, quand on sait le compositeur peu concerné ni convaincu par le fait religieux…
Alors, pourquoi pas une troisième voie avec le triomphe de l’homme marqué par cet hymne grandiose qui retentit dans une joie puissante et sereine. Cet hymne vient justement après une conclusion faisant croire à la fin de la symphonie et son issue fatale. Il mobilise alors tout l’orchestre dans un flot continu de traits aux bois et de contre-chants aux cuivres pendant que tous les bras s’épuisent à l’archet. De là, a pu jaillir, qui sait, le projet suivant : « J’ai terriblement envie d’écrire une symphonie grandiose qui serait en quelque sorte le point culminant de ma carrière créatrice, et de dédier au souverain (…). J’espère ne pas mourir avant d’avoir mené ce projet à bien. » confie le compositeur en 1889. Apparemment, le finale de cette Cinquième ne pouvait servir de conclusion. Et ce sera la Sixième.