C’est par ces mots, par ce premier constat que je voudrais entamer ce journal de confinement : comme il est difficile de se mettre à écrire en de telles circonstances. Pourquoi ? Parce que la situation, pareil à la surface d’une mer si calme soit-elle, ne cesse de bouger, et qu’il faut du temps pour comprendre pleinement la charge des faits, pour assimiler ses émotions ballotées sur cette mer sans nom. En effet, comment les décrire avec acuité alors qu’elles viennent à peine de nous assaillir, et que d’autres surgissent, reléguant les premières sous l’écorce du silence. Certes j’ai le temps de détailler l’événement, de déployer en mots ce qui survient, mais ce n’est plus le même temps qu’avant : l’extensibilité de ce temps-là nous offre un vide vertigineux. Je dois d’abord maîtriser cette peur du vide avant d’écrire. Pas totalement, une part d’entre elle me servira de ressource, mais juste de quoi me libérer une petite capacité de penser.
Et puis je veux rester à l’affût du moindre changement dans mon quotidien : ces nouveaux sons, si peu nombreux qu’ils soient, qui résonnent à travers la paroi de mon appartement ; ces nouvelles fenêtres éclairées dehors, dans la cour, alors que la nuit tombe. Les appartements mitoyens ne sont plus occupés aux mêmes heures ou tout simplement reprennent vie, délaissés par leurs occupants tout absorbés dans cette vie du dehors. Les habitudes de mon voisinage sont bousculées. J’ai l’impression qu’il est à revers, que je regarde mon quartier à travers le prisme d’une réalité de rechange. Comme si tout un chacun avait une seconde vie, une autre possibilité d’être au monde.
Je guette les bruits de la ville qui se font de plus en plus rares : moins de sirènes, de klaxons, de bruits de moteur, de portes de garage, de cris d’enfant. La cloche de l’église Saint-Jérôme de la rue du Lieutenant-Colonel-Pélissier continue de sonner les quarts d’heure et les heures, entêtée dans sa mission et sourde à tout ce renversement. Son tintement fait partie de la même réalité dans laquelle volent les pigeons. Dans le ciel, rien n’a véritablement changé. Excepté la rareté de ces traînées d’avions quand les nuages s’ouvrent sur le bleu. Les sons qui pourraient être courants ou qui ne retenaient pas mon attention d’ordinaire deviennent suspects ou curieux. Je les interroge. Je les interprète. Je les maquille de mon imagination. Je dois à ce propos déployer un nouvel attirail imaginaire.
Parfois, je sens monter cette angoisse que jadis je n’arrivais pas à maîtriser. Je me demande si elle ne va pas revenir et camper là, elle aussi. Elle a pour origine cette privation de liberté qui me tombe dessus comme un voile de gaze. Il pèse sur ma respiration, imperceptiblement mais assez pour que la sensation soit désagréable. Dans mon corps, un étau invisible se resserre, je voudrais l’appeler « le corset du confinement ». Il finit par se relâcher avec l’accoutumance, la sensation de lourdeur s’évapore doucement. La respiration de cette angoisse ressemble à celle d’un être informe et sans visage. À la respiration d’un monstre qui ne dormirait jamais et dont le pouls irrégulier n’altèrerait en rien sa santé.
Six jours nous séparent du dernier état de libre circulation. Alors que les regroupements ne devaient pas dépasser les mille personnes, le concert de Tindersticks auquel je devais assister avait pu se maintenir in extremis. Arrivé devant la salle du Metronum, je croise un pompier chargé de la sécurité dans un théâtre de la ville. J’ai oublié son prénom, je n’arrive pas à le retenir. Il me sourit et me charrie. Puis m’avertit des mesures annoncées par le Président à l’instant même : fermeture des écoles, crèches, collèges et lycées pour le lundi qui arrive. Je reste incrédule mais une femme à mes côtés surprend notre conversation et fait un pas vers nous. Elle est grande et porte des lunettes à bords noirs de forme hexagonale. De son sourire complice et amical, elle vient confirmer et appuyer les dires du pompier. Manifestement, elle cherche à établir un lien, comme si nous nous retrouvions tous à un rendez-vous important qui pourrait nous remettre en cause, nous fragiliser.
À partir de ce moment, et fort de cette prise de conscience du caractère exceptionnel de la situation, je ne regarde plus les gens de la même manière. Je cherche dans le regard, les postures, les conversations, des indices qui pourraient trahir les mêmes questionnements que les miens. Je veux entendre gronder ce tonnerre, dans leur ventre comme dans le mien. Je veux déchiffrer et mesurer dans les paroles et le regard de l’autre, à quel point ce tonnerre pèse dans la contrée de notre insouciance commune. Je cherche à mettre en résonance nos grondements, afin qu’ils vibrent ensemble.
En rentrant dans la salle quasiment pleine, je me fraie un passage sur une rampe un peu surélevée. Je surplombe la salle d’une demi-taille d’homme. Les visages sont concentrés. Il y a comme une petite zone d’exclusion, infime, entre chacun. Sur la scène, Thomas Belhom, l’artiste qui se produit en première partie, ironise à l’issue d’une de ses chansons : « Ce soir, c’est peut-être notre dernier concert avant l’extinction de l’humanité ! » Quelques rires complices font écho à son mot. Puis le musicien qui l’accompagne fait glisser son archet sur sa scie musicale. Parmi les paroles de sa nouvelle chanson que j’ai du mal à saisir, j’attrape au vol une bribe : « les larmes du monde. » Subitement, je prends conscience de la petitesse de notre monde. Plus encore que lorsque je me prends d’admiration pour cette lune et sa fidèle présence dans ce ciel de ville privé d’étoiles. Il n’y avait pas plus ou si peu de différence entre la distance qui me séparait de mon voisin absorbé par la musique, et celle d’un habitant de Manille qui se levait au même moment à l’autre extrémité du globe. Je n’ai pas pu retenir en moi ce souffle d’espoir mêlé avec ironie au tragique : Que la fin de ce monde est belle ce soir !
Puis le groupe Tindersticks a pris place sur la scène et la tendre et chaude voix de Stuart Staples s’est engouffrée dans ce petit espace qui nous séparait tous les uns des autres. Est-ce que les habitants de Manille sentaient les vibrations de ce chant alors qu’ils ouvraient à peine les yeux ? Sans qu’il ne soit rien dit dans ce sens, il y avait dans l’air comme un parfum de concert de charité, autant pour les victimes de cette pandémie que pour nos fragiles destinées. Une sorte de reconnaissance masquée, de communion d’âmes, une sympathie naturelle et évidente. Je repense à la réponse qu’adresse Tarrou au docteur, dans le livre de Camus, La Peste*, qui se demande ce qui peut nous apporter la paix et par extension, nous aider à surmonter l’épidémie : la sympathie.
Ici, dans cette salle de concert, nous faisions partie de privilégiés mais en même temps une crainte nous faisait douter de cette chance. À la sortie, le public ne se pressait pas. Chacun se regardait avec une clairvoyance rare et contemplait cette salle à la lumière pleine comme pour mieux se remémorer. Avec le recul, je pourrais presque me souvenir de tous ces regards croisés comme autant de signes d’une complicité inédite. Cette marche lente pour s’extraire de la salle s’apparentait à une marche vers l’inconnu.
Les jours suivants, le confinement s’est resserré. Dans la rue, certaines personnes marchaient avec une drôle d’incertitude, presque en oubliant un pas sur deux où ils devaient se rendre. Tandis que d’autres s’arrêtaient ou ralentissaient dans leur course. Comme si Dieu avait donné un coup de pied dans une fourmilière. Notre fourmilière. La ville s’est peu à peu transmuée en un village gigantesque au milieu d’une campagne. Un village démesuré, disproportionné, gangréné par l’ambition folle et sans limite des hommes, qui auraient bâti des commerces, des boutiques, des bars, des lieux de vie et de distraction à l’excès. Là, dans ce village fantôme, je croise et reconnais l’incrédulité de l’autre, sa fragile obstination. Mais au contraire des lendemains de grandes catastrophes, l’autre m’apparaît autant comme un ami que comme une menace. Les heures passant, cette incrédulité a fini par se doubler d’un repli individualiste. Dans les files d’attente devant les magasins d’alimentation, chacun se renferme dans sa bulle intime, et se cantonne à son objectif du jour. La sympathie demeure, mais elle se ternit déjà par l’habitude, elle perd de son éclat.
Cette pandémie nous invite à nous réapproprier l’intime, le dedans, l’entre-soi, et pas seulement l’intérieur de notre lieu de vie. Le temps des colossales lectures n’a plus de fuseaux horaires. Je m’imagine dépoussiérer Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, Guerre et Paix de Léon Tolstoï, Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, La Montagne magique de Thomas Mann, Moby Dick d’Herman Melville, Le Journal de Franz Kafka. Pour l’heure, j’ai choisi mon compagnon de réclusion. Il se nomme Fernando Pessoa. Sur la couverture du Livre de l’Intranquilité se dessine en gros traits blancs le visage de l’auteur noyé dans un aplat bleu d’outremer. Dans cette mer d’aphorismes, il me semble qu’il y a comme des fragments de ce confinement que je vis. Ma barque tangue tantôt à bâbord, tantôt à tribord, au gré du bercement de la voix de Pessoa.
*Albert Camus, La Peste, 1947.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire