Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Œuvres de Roger Nimier
Pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, les éditions Gallimard publient un riche volume – établi et présenté par Marc Dambre – dans la collection Quarto rassemblant un choix de romans, d’essais et de chroniques. Roger Nimier eut vingt ans « à la fin du monde civilisé », comme il l’écrivit en 1950 dans son Grand d’Espagne, manière de manifeste à travers lequel il payait sa dette envers Bernanos. Engagé au deuxième régiment de hussards de Tarbes en mars 1945, le jeune Nimier sera démobilisé en août sans avoir combattu. Peu importe, cette guerre il la mettra en scène dans son premier roman publié chez Gallimard en 1948, Les Épées, où l’on découvre le trouble François Sanders, ancien milicien faisant oublier son passé en occupant l’Allemagne sous les couleurs de l’armée française. On retrouvera Sanders dans les pages du Hussard bleu. Entre-temps, Nimier se sera aussi fait connaître en écrivant dans des revues et des journaux des articles où il brocarde les « poumons de M. Camus » et « les épaules de M. Sartre ».

Roger Nimier – photo : Marc Foucault / Gallimard
Grand style
De Nimier, il faut tout lire. Même les textes un peu bancals, un peu ratés, qui regorgent d’étincelles et de fusées : Les Enfants tristes, Histoire d’un amour, L’Étrangère, La Nouvelle année, Les Indes Galandes, L’Élève d’Aristote, Perfide, Traité d’indifférence, Amour & Néant et même D’Artagnan amoureux, roman inachevé qu’Antoine Blondin prétendait avoir écrit en partie. Il y eut aussi les recueils d’articles, Les écrivains sont-ils bêtes ? et Variétés, déjà établis par Marc Dambre en 1990 et 1999, auteur de la bibliographie de référence. Comme son frère d’âme Blondin, Nimier s’était beaucoup répandu dans les journaux et les revues : Arts, La Parisienne, Opéra, Carrefour, La Table Ronde, le Bulletin de Paris, La nation française, Les Nouvelles littéraires, La Nouvelle N.R.F., Elle, L’Équipe, le Nouveau Candide… Nimier écrivait sur tout ou presque : les écrivains et la littérature bien sûr, la politique, l’histoire, le théâtre, le cinéma, le sport…
Chez Nimier, tous les registres et tous les tons étaient convoqués, du plus ludique et farceur au plus grave, de l’éreintement à l’exercice d’admiration, de l’analyse à la rêverie. Il y avait dans ses articles de l’intelligence, de la sensibilité, du mauvais esprit, de la mauvaise foi, de la drôlerie, un côté parfois fumeux ou abscons, mais toujours du style, un grand style garantissant à ces textes, qui sont pourtant inscrits dans leur temps, une vitalité et une grâce intactes. Le Nimier des grandes œuvres – Le Hussard bleu ou Le Grand d’Espagne – n’est pas absent dans ses articles. L’insolence et le goût de bousculer quelques vaches sacrées s’invitent, par exemple avec une charge contre François Mauriac, cloué au pilori pour « la crasse de ses romans, honteux mélange d’eau bénite et d’eau de bidet », ou une démolition de Jean-Louis Barrault dans un article d’Opéra devenu célèbre : « Surprise à Marigny. Jean-Louis Barrault encore plus mauvais que d’habitude ».
Les écrivains sont-ils bêtes ? et Variétés illustrent également les talents du « hussard » qui prônait face à l’existentialisme, au « roman engagé », aux injonctions morales mariant bons sentiments et terrorisme intellectuel, un attachement très français à la désinvolture, à la légèreté, à la liberté d’être et d’aimer, à la littérature délestée de l’embrigadement idéologique : « En mil neuf cent quarante-cinq, un littérateur qui aurait eu le front de déclarer qu’il écrivait pour son plaisir, aurait été considéré comme un mauvais Français. La littérature entière avait pris l’uniforme et l’on entendait résonner, le long des rangs, des cris barbares, des commandements bien scandés ». Nimier ridiculise les pions, les donneurs de leçons, les censeurs, ceux qui dressent des listes noires, en rappelant un sourire aux lèvres que la littérature engagée « avec son air martial et ses bonnes résolutions, est sympathique dans la mesure où les fayots sont sympathiques dans un régiment de cavalerie ».
Les morts et les vivants
Pour autant, on ne peut réduire le Roger Nimier « journaliste » au bretteur, ni au pamphlétaire, car ce qui jaillit de ses articles est avant tout un amour de la littérature et des écrivains. En témoigne, entre autres, ce très beau texte, Des morts irrégulières, paru dans Arts lors de la mort d’Albert Camus. Nimier ne cache rien de ce qui les opposa : « Nous lui reprochions son moralisme, nous lui reprochions de trop parler de l’homme, comme s’il en possédait la recette et l’usage. » Mais, dans cet article où il semble aussi parler de lui à travers ce double inversé, parfois avec des accents prémonitoires (« On pensera que l’après-guerre n’a pas été solide. On conseillera aux voitures, aux cœurs, d’aller moins vite. »), Nimier s’adresse à un écrivain, à un frère : « Or, il se trouve qu’il existe parfois entre les morts et les vivants des relations plus serrées. Revenu dans cette maison blanche de la N.R.F., où on l’aimait beaucoup, où nous nous sommes ignorés longtemps et volontairement aux détours des couloirs, je suis entré dans l’intimité d’Albert Camus par le hasard d’une fenêtre éclairée. Cinq heures après sa mort, il m’a semblé qu’il me demandait un service. On venait, de l’extérieur, frapper au carreau en son nom. »
La littérature est ce mystère, ce pays aux frontières floues, où des orphelins, des clandestins, des âmes sensibles, des êtres baroques et fatigués viennent se retrouver pour se consoler des misères du monde, se sentir moins seuls, trouver une raison de ne pas désespérer jusqu’au bout, « pour propager un certain air qu’on veut donner au monde », pour faire entendre une voix qui n’appartient qu’à eux et qui, pourtant, en touchera d’autres : « Parfois, l’écriture est la vraie physionomie de l’homme. Là, il dépouille son écorce ingrate, un cœur tendre s’avoue. Toutes ces mains courant sur le papier depuis des siècles, sur la pierre depuis des millénaires, donnent le sentiment d’un fil ininterrompu, qui ne cassera pas. Tomberont les maisons et les murs, s’achèveront les civilisations, un signe perceptible reliera toujours les hommes entre eux ; et de même que Ronsard venait remplacer du Bellay à sa table de travail, au milieu de la nuit, une humanité, suivant l’autre, reprendra sa tâche. Tâche qui consiste à survivre, à décrire, à inventer, à supplier, à consoler, à redire, tâche inutile sur l’instant, et qui ne trouve son prix que dans le désordre des siècles. Du temps des grands Empires de sable et des dieux géants, nous sont restés des pierres couvertes de signes, dont nous avons appris le langage. Les petites briques de la Pléiade sont ainsi jetées dans le monde pour traverser les âges. Mais une seule vie, dans le fracas des jours, réclame aussi des témoignages. Et Montaigne qui fut à la guerre avec nous, et Retz qui fut la fièvre de l’adolescence, et Proust qui nous permit de franchir les nuits, et Balzac, et Dickens, et Platon, font aussi que nous aurons vécu, entre ces signes, entre ces pages. » Jusque dans ses articles, Roger Nimier aura déroulé ce fil ininterrompu qui fait que nous avons vécu entre ses pages, entre ses livres. Sa mort, un jour d’octobre 1962, dans un fracas de tôles froissées au volant de son Aston-Martin, contribua au mythe.


