Alexandre Vialatte fut un des plus grands prosateurs du siècle dernier. Il a notamment donné à la chronique une dimension inédite. Il choisissait souvent un détail, qu’il grossissait pour en révéler l’universelle singularité, si l’on nous pardonne le paradoxe. Possédant pleinement l’art photographique de la profondeur de champ, il était capable, en trois feuillets, d’ouvrir le diaphragme pour isoler un détail, et de le fermer pour dévoiler son environnement. Il a ainsi donné à l’anecdote la dimension d’un genre littéraire. Cet art du fait insignifiant n’est modeste qu’en apparence : il permettait à Vialatte de manier comme personne la distance ironique, l’érudition, la digression, et donnait à ses textes une originalité et une précision rarement égalées. En France, c’est peut-être un art de provincial ou d’étranger : le béotien s’attache au détail que le Parisien néglige pour se consacrer à de vraies inquiétudes, comme le diamètre des verres à spritz ou la pénurie de places en co-working.
Vialatte, on a eu la bonne idée de donner son nom à un prix littéraire. Depuis 1991, il a souvent récompensé d’excellents auteurs, comme Réjean Ducharme, Éric Chevillard, Jacques A. Bertrand ou Pierre Jourde. Cette année, il a choisi Jérôme Leroy pour Un effondrement parfait.

Jérôme Leroy © Pascal Ito
Comme on sait, les éditeurs se garantissent un honorable retour sur investissement en publiant des fadeurs encensées par des copains de l’auteur. C’est le cas avec cet Effondrement, un bref recueil de soixante-dix miniatures qui tirent le lecteur par la manche pour lui montrer où il faut être ému ; le geste est attendrissant, le livre pesant et insignifiant. Insignifiant, c’est presque trop dire : on prendra moins de temps à lire ces pages (trois-quarts d’heure) qu’à les oublier ; pesant, c’est incontestable : il est aussi lourd qu’il est léger. Chaque texte a sans doute été écrit en cinq minutes en pensant à autre chose. Ça expliquerait leur style peu soigné, hésitant entre les tics du jour et un vocabulaire pauvre (quand il trouve un archaïsme, il en est si surpris qu’il en fait une chronique de cinq lignes, « Chafriole ») ; l’auteur n’est d’ailleurs pas très exigeant : dans Hélène et les garçons, dit-il, « on parl[ait] un français assez soutenu ».
Il se remémore l’école, les slows, les romans de Roger Vercel, les films de Pascal Thomas et les chansons de Françoise Hardy, ça l’émeut ; on bâille (soyons honnête, l’auteur s’ennuie autant que nous, alors il dresse la liste des objets qu’il a dans ses poches ; ça lui prend trois pages, intitulées « Le point de vue du corps »). La nostalgie de commande crée une mélancolie de chantage ; on y prend la pose, puis la prose et le lecteur en otage, grâce à la technique éprouvée du retour à la ligne après une phrase courte :
« On cherche les moyens de ne plus rentrer du tout.
De laisser tomber.
D’oublier jusqu’au mot rentrée ou de le garder comme motif poétique de la période six–dix-sept.
L’éclipse est à portée de la main. »
(« Les rentrées »)
On reconnaît dans cette grandiloquence le style pompier héritier de la littérature bourgeoise. Il y a aussi le style fainéant avec le chapitre-citation de quatre ou cinq lignes qui permet de passer à la page suivante (« Chafriole », « George Sand te parle » ; « Soutien-gorge », « Ada, justement », « Plaisance », « Plan B », etc. – un dixième du livre, tout de même). C’est bien de composer des livres avec les phrases des autres ; ça donne la mesure des siennes. Précisons que les deux citations en exergue (l’une d’André Hardellet, l’autre de Nabokov) ne font pas partie du recueil, mais l’augmentent de deux feuillets ; ce n’est pas négligeable. Arrivé à une centaine de pages, l’auteur obtient un volume qui mériterait son classement dans les « produits non essentiels » ; on en regrette la grève des confineurs.
Quoi d’autre… L’auteur a isolé un jeu de mots pour montrer qu’il a de l’esprit : « force doit rester à l’oie » (« Canal de la Deûle ») ; nous n’avons pas trouvé d’autres passages humoristiques. Dans « Villa Yourcenar, avril 2009 », il se rappelle qu’il a bénéficié d’une résidence d’écriture où il a lu du Sollers, et constaté que « les jacinthes explosent sur l’herbe en quarante-huit heures mauves » ; ça l’a rendu nostalgique, et il en fait un nouveau chapitre de vingt lignes, « Villa Yourcenar, mars 2020 ». C’est à peu près tout. Ah ! oui, dernière banalité, il attaque mollement le féminisme (« Sauterelle ») et les écrivains qu’il n’aime pas, comme Duras (« Le douloureux problème des écrivains et de l’alcool »). Puritain, il idéalise les lycéennes, les institutrices, les actrices ; on sent que tout n’est pas réglé, chez lui :
« Les maîtresses d’école ne meurent jamais.
Il faut juste attendre, pour les revoir, ces journées de juin où elles traversent la cour de récréation déserte, dans les rêves d’hommes qui redeviennent des petits garçons amoureux entre trois et cinq heures du matin. »
(« Immortelles »)
Ceux à qui cette page (deux phrases et un retour à la ligne) paraît belle, émouvante, évocatrice, poétique, et qui sont heureux de savoir ce qu’il se passe sous les draps et dans la tête de l’auteur, « entre trois et cinq heures du matin », liront avec plaisir ce recueil (seize euros), prix Alexandre-Vialatte (un peu plus de six mille euros).
Les autres préfèreront Vialatte ; lui n’a pas de prix.
Résumons-nous, Robert Laffont, coll. « Bouquins » , 2017, 32 euros
Résumons-nous | Robert Laffont Canada
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Jérôme Leroy, Un effondrement parfait, La Table Ronde, 16 euros
Un effondrement parfait de Jérôme Leroy – Editions Table Ronde