Avant-propos: je rappelle à mes fidèles ou nouvelles-nouveaux lectrices et lecteurs et que cette chronique, sans feu ni lieu comme la Compagnie du Rêveur que j’anime, hébergée gracieusement par Culture 31 que je remercie encore une fois, est avant tout littéraire, même si la Musique m’y prend souvent comme une mer.

© Stephanie Fagadau.
C’était au Théâtre des Mazades le lundi 7 avril 2025 dans la programmation d’ODYSSUD (1) qui nous promet encore de belles émotions de spectacle vivant, comme nous l’avait promis en début de saison son Directeur Henri Dalem:
Henri Dalem, directeur d’Odyssud: « le spectacle vivant se nourrit d’ailleurs et d’ouvertures. »
Philippe TORRETON, Richard KOLINKA et Aristide ROSIER se sont réunis pour créer le spectacle Nous y voilà, pour nous divertir bien sûr mais aussi pour lancer un cri d’alarme: le comédien a choisi, à côté des textes de Sitting Bull ou de Seattle, de la tradition amérindienne, ceux de Pierre de Ronsard, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, George Sand, Boris Vian, Jim Harrison… C’est l’occasion de s’apercevoir que les thèmes de la nature, de ce que l’on appelle aujourd’hui l’écologie (un mot trop souvent galvaudé par les politiciens), à n’importe quelle époque, occupent les esprits de l’Humanité, en particulier des peuples amérindiens, spoliés et génocidés, qui n’ont eu de cesse de nous prévenir.
Et j’oserai dire que ce récital est de salubrité publique, en plus d’être un moment privilégié de littérature, de poésie en particulier, et de musique: car il y a une écologie de la mémoire, j’en suis persuadé, qui nous incite à un sursaut face à l’urgence climatique.
On ne devrait plus présenter Philippe TORRETON dont la voix est tout de suite familière comme l’était celle de Philippe NOIRET ou d’Yves MONTAND en leurs temps, comme celle de Magyd CHERFI ici -même il y a 2 mois.

© Stephanie Fagadau.
On l’a vu très souvent sur les planches (à Odyssud en février 2016, on s’en souvient bien, avec Richard III de William SHAKESPEARE), et au cinéma (Capitaine Conan et Ça commence aujourd’hui de Bertrand TAVERNIER par exemple…), ou à la télévision dans la série Les Rois Maudits; et son roman Mémé paru en 2014 qui rendait hommage à Denise Porte, sa grand-mère maternelle, nous a profondément émus.
Il fait partie de ces artistes qui n’oublient jamais de s’indigner lorsque les valeurs essentielles de la Démocratie sont battues en brèche, en particulier la Culture qui, comme la Santé et l’Éducation, est pourtant une nécessité vitale.
Sa diction théâtrale toujours parfaite alterne récitatifs et pauses prégnantes avec des parlé-chantés et des psalmodies totalement en adéquation avec le thème.
Quand il dit ses textes, on entendrait voler une mouche tant le public est suspendu à ses lèvres, et attend pour applaudir qu’il ait nommé à la fin de chacun les poétesses et poètes qu’il donne à entendre.
On ne devrait plus présenter non plus Richard KOLINKA, batteur du légendaire groupe rock Téléphone, qui nous est d’autant plus sympathique quand on sait que sa grand-mère est la formidable Ginette KOLINKA, né en 1925 (!) survivante du camp de concentration-extermination d’Auschwitz-Birkenau, et toujours passeuse de la mémoire de la Shoah à 101 ans.

Richard Kolinka – photo : Lesupermat / Wikimedia
Sa joie de jouer est communicative et il danse autour de ses percussions diverses et variées, son jeu puissant et expressif vient à point nommé souligner que le rock-and-roll est autant l’héritier des percussions amérindiennes (ce qui tout à fait est de circonstance) que des chants révoltés du Blues afro-américain et des chansons folk des immigrés européens.
Son solo de batterie m’a rappelé celui dont il nous avait gratifiés en 1975 avec Téléphone au Théâtre du Taur (auquel a succédé la Cinémathèque), plein à craquer, lors d’un concert, organisé par votre serviteur avec mes camarades de l’association Tartempion, un concert délirant, d’anthologie, après une entrée en force de gens qui ne voulaient pas payer l’entrée, de 10 francs à l’époque, parce qu’ils « faisaient la révolution » et que la « musique devait être gratuite » (bien sûr, « les musiciens vivent de l’air du temps », tout le monde sait cela).
Le discret Aristide ROZIER quant à lui est un multi-instrumentiste qui habille l’ensemble de forts belles couleurs avec ses instruments rares venus des quatre coins du monde: baglama (Grèce) – dont la sonorité cristalline et envoutante est parfaitement en correspondance avec la tonalité du récital -, tasho koto (du Japon), anantar (Inde), balafon (Afrique), glockenspiel (Allemagne), bols tibétains, sans oublier métallophone, claviers et clarinette (…!). Il apporte « son style éthéré, poétique et rêveur » à l’architecture sonore édifiée par ses partenaires.

© Stephanie Fagadau.
Les ambiances sixties et seventies des compositions me rajeunissent, me réjouissent ,et me ramènent en arrière en 1983 dans ce beau théâtre des Mazades où j’étais en résidence avec la Compagnie du Rêveur et où nous avions créé la toute première version… d’Hommes Rouges, Fils de la Terre (Blues amérindiens) avec mon guitar-hero Denis Leroux.
Pour mon grand bonheur, la poésie est omniprésente dans ce récital, dans la grande tradition des discours amérindiens sur le respect dû à Notre Mère la Terre, ceux de Sitting Bull, Tecumseh ou Seattle; mais si le choix des textes fait logiquement la part belle aux paroles et aux discours du Peuple du Premier Homme, il alterne aussi avec ceux d’autres auteurs qui nous sont plus familiers.
Par exemple, RONSARD (1524-1585),

Portrait posthume de Ronsard par l’École de Blois (vers 1620), musée des Beaux-Arts de Blois.
dans sa fameuse adresse aux bûcherons de la forêt de Gastine, qui pourrait s’adapter encore aujourd’hui aux grands massacres d’arbres pour satisfaire des projets pharaoniques, autoroutiers ou autres, toujours guidés par des objectifs bassement matérialistes, mais au détriment de l’environnement vital de nos enfants et petits-enfants; projets initiés par ceux-là même qui sont les premiers à nier l’ampleur du désastre écologique:
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
(…) Forêt, haute maison des oiseaux bocagers !
Plus le cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paîtront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du soleil d’été ne rompra la lumière.
Plus l’amoureux pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette.
Tout deviendra muet, Echo sera sans voix ;
Tu deviendras campagne, et, en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue;
(…) Adieu, vieille forêt, adieu têtes sacrées,
De tableaux et de fleurs autrefois honorées.
Maintenant le dédain des passants altérés,
Qui, brûlés en l’été des rayons éthérés,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent tes meurtriers et leur disent injures.
(…) Peuples vraiment ingrats, qui n’ont su reconnaître
Les biens reçus de vous, peuples vraiment grossiers
De massacrer ainsi leurs pères nourriciers !
Boris VIAN (1920-1959):
Terre – lune, terre – lune
Ce soir j’ai mis mes ailes d’or
Dans le ciel comme un météore
Je pars.
Terre – lune, terre – lune
J’ai quitté ma vieille atmosphère
J’ai laissé les morts et les guerres
Au revoir.
Dans le ciel piqué de planètes
Tout seul sur une lune vide
Je rirai du monde stupide
Et des hommes qui font les bêtes.
Terre – lune, terre – lune
Adieu ma ville adieu mon cœur
Globe tout perclus de douleurs
Bonsoir.
Jean TARDIEU (1903-1995) avec une belle voix d’enfant qui pose les questions:
Comment ça va sur la terre ?
– Ça va, ça va, ça va bien.
Les petits chiens sont-ils prospères ?
– Mon Dieu, oui, merci bien.
Et les nuages ?
– Ça flotte.
Et les volcans ?
– Ça mijote.
Et les fleuves ?
– Ça s’écoule.
Et le temps ?
– Ça se déroule.
Et votre âme ?
– Elle est malade:
Le printemps était trop vert,
elle a mangé trop de salade.
Jean MALAURIE (1922-2024) dans sa Lettre à un jeune Inuit qui raconte par exemple comment un shamane s’est mis en colère à l’écoute de son enregistrement en disant: « il n’y a pas le bruit du vent dans les arbres, ni celui des rennes courant sur la toundra. »
RIMBAUD (1854-1891) avec Sensation que nous apprenions par cœur à l’École primaire, mais aussi Soleil et chair plus rock dans la tradition de la bien oubliée Mama Béa (TEKIELSKI) avec Arthur,
George SAND, BAUDELAIRE, Fred VARGAS, George SAND, Kamal ZERDOUMI: etc.etc.
Quand TORRETON à récité le poème d’Esther GRANEK (1927-2016), une autre survivante de la Shoah), où la Terre est enceinte:
Je suis enceinte de prés verts…
Je porte en moi des pâturages…
Que mon humeur soit drôle ou sage,
Je suis enceinte de prés verts…
Je suis enceinte de déserts.
Et de mirages.
Et de chimères
De grands orages.
De regrets à tort à travers.
De rires à ne savoir qu’en faire.
Et mes grossesses cohabitent.
En tout mon être. Sans limite.
ma voisine a cru comprendre Je suis enceinte de Prévert, en ajoutant: Jacques le poète, ce qui a fait rire sa copine, et je réalise que celui-ci fait aussi partie de la très longue liste des poètes lanceurs d’alerte, qui sont légions, mais que l’on n’entend pas où plutôt que l’on ne veut pas entendre:
(…) La forêt dit : « C’est toujours moi la sacrifiée,
On me harcèle, on me traverse, on me
brise à coups de hache,
On me cherche noise, on me
tourmente sans raison,
Ah ! On ne le sait que trop que je ne puis
me défendre…
Quand le comédien a dit un de ses propres textes, Nous étions partout:
(…) Nous étions beaux
Par nos sangs emmêlés
Et nos yeux pleuraient
Car la beauté
Nous soulevait
Mais le laid nous cernait.(bis)
On savait tout chanter
Les cerises et l’amour
Les guerres qui passent
Et le temps qui reste
la liberté toujours
Les poings levés
souvent (…)
ma voisine a dit aussi « qu’elle en a les larmes aux yeux »; et moi aussi.
Et quand il s’est adressé tout naturellement à son Indien:
Mon Indien, mon Indien
Mon indien qui sommeille
Réveille toi
Ouvre tes oreilles
Écoute-moi,
Appelle tes guerriers
Ceux des plaines
Des montagnes roses
Des lacs d’argent
et des marais fumant
Mon Indien
mon Indien
Sors tes plumes
Et les couleurs
De guerre.
La terre souffre
Tout ce qui court
vole, nage
Tout ce qui rampe
Et tout ce qui pousse
Étouffe meurt et brûle
(…) Mon Indien
Il se peut qu’ça serve à rien
Il se peut qu’il soit trop tard
Pour empêcher quoi que soit
Mais j’veux pas mourir
Sans me tenir droit
à côté de toi
Arme ou pas
on verra
Mais droit
Juste droit.
On sait mourir chez toi
Je vais me caler sur toi
pas trembler, promis
Mon Indien
T’avais tout dit déjà
Sur le brutal
Et le rapace
Des hommes pâles
Mais là ça y est
On y est
S’tenir droit
C’est ça
Il nous reste ça
Que ça
Mais ça
On l’a…
nous avons bien compris qu’il s’adressait à Sitting Bull, à Seattle, à Chief Joseph… et à leur Peuple qui nous ont laissé de si précieux signes de pistes.
Le discours du chef Duwamish Seattle (1786-1866) par exemple, malgré les nombreuses adaptations, retranscrit bien la douleur et la révolte des peuples amérindiens devant le grand saccage de leur Mère la Terre par des idolâtres du Veau d’or:
Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?
L’idée nous paraît étrange.
Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ? (…)
Qu’est-ce que l’homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l’homme. Toutes choses se tiennent dans le grand cercle de la vie.
Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.
Si toutes les bêtes disparaissaient ce serait la fin de la vie et le début de la survivance…
C’est cette spiritualité sous-jacente qui guidait les Amérindiens en lutte dans le Dakota du Sud en 2016 contre le Dakota Access Pipeline dont les dégâts sur l’environnement sont irrémédiables, soutenus par de nombreuses associations comme Greenpeace, accusée aujourd’hui de « terrorisme » (!?) pour cela…
Les images et les mots que nous ont légués ces Indiens des Plaines, ces nations au patrimoine culturel si riche, sont omniprésents dans notre mémoire collective. Les films à la gloire des conquérants, les Westerns, longtemps réducteurs, où les Amérindiens étaient des sauvages assoiffés de sang ou de pauvres hères, n’ont pas réussi à occulter l’Histoire vraie: l’avancée systématique d’une des plus atroces machines à faucher des hommes, les soldats bleus et les fusils à répétition, les pactes félons et les traités injustes, les exodes, les révoltes désespérées, la perspective de l’extinction programmée, la déchéance des réserves, les maladies, les loques, le génocide organisé au nom de la supériorité de l’Homme Blanc, au nom de « Dieu ». Pauvres grands oiseaux déplumés.
N’oublions pas leur courage désespéré et leur grandeur d’âme, leur majesté sereine dont ont témoigné quelques peintres (Charles BODMER, Georges CATLIN), quelques photographes (Edward Sheriff CURTIS). Le bouche à oreille nous a transmis les prophéties sereines et alarmées de ceux qui disaient: « Prends à la rivière le poisson dont tu as besoin, à la forêt les fruits dont tu as besoin, au troupeau de bisons son surcroît:. La Terre sera riche et toi aussi. »
Chief Joseph de la tribu des Nez percés – photo d’Edward Sheriff Curtis (1868-1952)
En rappel, la Prière navajo vient à point nomme pour clore en beauté (c’est le cas de le dire) ce récital:
La beauté devant moi fasse que je marche
La beauté devant moi, fasse que je marche.
La beauté derrière moi, fasse que je marche.
La beauté au dessus de moi, fasse que je marche.
La beauté au dessous de moi, fasse que je marche.
La beauté tout autour de moi, fasse que je marche.
Et si je ne marche pas dans la beauté que je m’éteigne.
Il n’y a pas d’endroit paisible dans les villes de l’Homme blanc…
Même si les deux soirées à guichets fermés programmées par Odyssud en ce printemps 2025 étaient hélas les dernières de leur tournée, je sais gré, et je ne suis pas le seul, à Philippe TORRETON d’avoir prêté sa voix à quelques femmes et hommes de mots, dont les discours pour les silences à venir, (toujours d’une grande qualité littéraire), nous répètent aux côtés des Amérindiens:
La terre n’appartient pas à l’Homme,
Nous l’empruntons à ceux qui ne sont pas encore nés,
avec le devoir de la leur transmettre en état de donner la vie,
Nous n’y sommes que des hôtes de passage
Quelque part entre la fourmi et la montagne…
Pour en savoir plus :
1) Odyssud