Cet ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm est docteur en philosophie et agrégé d’allemand. Il s’est fait connaître comme spécialiste de Nietzsche dont il a publié une biographie. Après avoir étudié et pratiqué le chant, Dorian Astor décide en 2005 de se consacrer uniquement à l’écriture. Il fréquente de nombreuses maisons d’opéra françaises et étrangères et devient dramaturge de l’Opéra national du Capitole en 2020.
Rencontre
Classictoulouse : Etiez-vous au fait de ce voyage à Weimar avant que Christophe Ghristi ne vous confie l’écriture du livret de l’opéra de Bruno Mantovani ?
Dorian Astor : Très vaguement. Je connaissais bien sûr les noms des personnages-clés de cet opéra mais pas le détail de ce voyage. La lecture du livre de François Dufay a été un apport important à ma connaissance de cet événement.
Quel a été votre sentiment à la commande de ce livret ?
Franchement, même si je n’ai pas hésité, j’ai eu des craintes d’avoir à traiter d’un tel sujet, pour trois raisons. Tout d’abord, parler du nazisme. Ensuite évoquer la question de l’antisémitisme, d’autant que la plupart des écrivains participant à ce voyage énonçaient la question de manière parfaitement abjecte. Enfin, comment transformer des écrivains en personnages de théâtre, d’opéra ? Par contre, ce qui m’a enthousiasmé, c’est le potentiel dramaturgique de ces personnages de tragi-comédie. Il y a le vaniteux, le jouisseur, le nihiliste, etc., un peu comme des Caractères de La Bruyère. Et en même temps une grande complexité en eux. C’est très inspirant. Rapidement j’ai souhaité m’éloigner de toute reconstitution historique et prendre le large vers un voyage onirique, même s’il est cauchemardesque, un voyage qui nous plonge dans un monde d’illusions. J’ai essayé de mettre en lumière ce qui fait sens dans cette histoire et qui mérite d’être chanté et porté par un orchestre dans une sorte de sublimation typique de l’art lyrique : une véritable fantasmagorie. La propagande n’est-elle pas une barrière de fumée, un théâtre illusionniste qui se dresse entre nous et la réalité ? L’opéra est le genre idéal pour l’évoquer, et pour montrer comment l’illusion précipite la catastrophe. C’est la dimension poétique et tragique de cet opéra.
Qu’avez-vous fait tout d’abord ?
Christophe Ghristi m’a présenté Bruno Mantovani, que je ne connaissais pas encore. Même si nous sommes très différents, une affinité aussi profonde qu’immédiate s’est révélée entre nous. Puisque c’est lui qui avait choisi le sujet, j’ai fait confiance à son désir. Bien sûr, je me suis plongé dans les romans des écrivains qui forment nos personnages : cela m’a révélé un ton, un style propre à chacun, mais j’ai davantage été nourri de leurs écrits personnels, leurs carnets, leurs correspondances. C’est là que j’ai trouvé leur voix intime, bien davantage que dans leurs fictions, dont la maîtrise stylistique est aussi un masque. Par ailleurs, comme germaniste de formation et de cœur (ndlr : Dorian Astor a vécu huit ans à Berlin), j’ai nourri mon livret de références, allusives ou textuelles, à de grands écrivains comme Goethe, Heine et bien d’autres. Et comme nous souhaitions également revendiquer la création d’un vrai opéra, nous avons écrit des airs, des duos, des ensembles comme dans tout bon opéra qui n’a pas honte d’être ce qu’il est. Avec des clins d’œil au Bel Canto ou à Wagner… D’un autre côté, je n’ai pas voulu me surcharger de références, de lectures et de documentation : il fallait laisser parler l’imaginaire et oser la fiction.
Est-ce une première pour vous que l’écriture d’un livret d’opéra ?
Non, car j’ai déjà écrit un livret pour l’opéra d’Aurélien Dumont, Chantier Woyzeck créé il y a dix ans à présent. En 2019, j’ai écrit le livret d’un opéra de Jean-François Verdier pour et par les enfants: Orphée – ma première collaboration avec le Capitole ! J’ai écrit également les petits opéras itinérants et pédagogiques que le Capitole produit et diffuse dans toute la région, écoles et villages : La Péniche Offenbach, Le Bus Papageno, Le Bus Figaro… Des spectacles qui, à l’Opéra national du Capitole, nous tiennent très à cœur.
Comment avez-vous travaillé avec Bruno Mantovani ?
Bien sûr nous avons énormément échangé mais nous étions d’accord sur tout. Le plus savoureux, c’est que Bruno a fait des propositions dramaturgiques essentielles comme la construction du prologue et de l’épilogue, l’idée du personnage allégorique de la Songeuse, etc. et que moi, je lui ai suggéré des formes musicales ! Essentiellement des jeux avec les conventions de l’opéra traditionnel : par exemple, l’air d’entrée de Göbst, ministre de la Propagande, référence transparente à Goebbels, est construit comme une pure solita forma de l’opéra belcantiste de Rossini à Verdi : récitatif accompagné, cantabile et cabalette avec chœur !
Certaines problématiques de cet opéra vous touchent-elles personnellement ?
Toutes, et elles devraient toucher tout le monde. La réflexion sur le totalitarisme, la propagande idéologique, la compromission ou la soumission aux ordres nouveaux et destructeurs qui émergent, voilà qui parle, depuis le fond des années trente et quarante, à notre actualité et à notre condition contemporaine de la manière la plus brûlante. Et je crains que ce ne soit que le début. Cet opéra me semble plus urgent aujourd’hui qu’à l’époque où nous l’avons envisagé, en quatre ans, tant de choses se sont précipitées. Par ailleurs, à titre personnel, comme Français, je veux et dois regarder en face l’histoire de la Collaboration ; comme intellectuel, je veux comprendre les ressorts de la Collaboration des intellectuels, une affaire complexe, retorse, et pleine de zones grises. Comme germanophile, je veux affronter la question vertigineuse de savoir comment un pays et une civilisation telle que l’Allemagne a pu produire l’horreur et la catastrophe absolues. Pour avoir une chance d’y répondre un peu dans cet opéra, j’ai réactivé le mythe de Faust et de son pacte scellé avec le Diable : Marcel Jouhandeau jouant ici un peu le rôle de Faust et Heller, celui de Méphisto, qu’il cite d’ailleurs… L’une de mes grandes références sur l’articulation entre nazisme et mythe faustien me vient du génial roman de Thomas Mann : Le Docteur Faustus écrit en 1947 : l’histoire d’un compositeur du XXe siècle qui trouve son inspiration grâce à un pacte diabolique. Et au fur et à mesure qu’il se damne, l’Allemagne nazie se damne avec lui jusqu’à l’effondrement.
Le personnage principal de l’opéra semble être Marcel Jouhandeau. Pourquoi ?
Nous sommes dans le genre « opéra » et donc il nous fallait une intrigue amoureuse. Or les Carnets secrets de Marcel Jouhandeau nous révèlent son coup de foudre amoureux pour Gerhard Heller. Les véritables émois d’adolescent qu’il a éprouvés pour l’officier allemand ont nourri les illusions et l’aveuglement dans lesquels il est resté enfermé. Du point de vue dramaturgique, c’était évidemment un point très intéressant à développer. J’ai donné également une place importante à Drieu La Rochelle, alors qu’il n’arrive qu’au milieu de l’opéra (comme il a rejoint plus tard ses collègues à Weimar) car il incarne un nihilisme radical, une haine de soi et une soif d’en finir tout à fait tragiques, et éclairante sur son choix de collaborer. Il se suicidera à la fin de la guerre et, dans notre opéra, il y fait déjà largement allusion, comme dans ses journaux intimes d’ailleurs. Drieu a compris qu’il a fait le mauvais choix mais qu’il est trop tard, c’est un jusqu’au-boutiste. C’est ce qui permet à notre personnage, avec des accents terriblement nihilistes, de dire leurs quatre vérités à tous les autres.
Au travers de votre traitement de cette aventure, quel message avez-vous souhaité faire passer ?
Ce n’est pas affaire de message, mais de faire partager une expérience artistique commune – donc des sensations, des émotions, des pensées, des réflexions, des questions morales, politiques, existentielles, etc. Il y a le partage d’une réflexion sur l’abjection morale et la compromission historique, mais aussi le partage d’une voix rendue, grâce au personnage de La Songeuse, aux victimes, à l’humanité sacrifiée à cette folie barbare. Il y a enfin et surtout le partage d’une sublimation tragique. Embarquer chaque soir plus de mille spectateurs dans ce voyage, est un acte et une expérience qui me semblent importants dans la vie d’une cité. La musique ne traite pas de l’abjection, de la faute ou du crime, elle traite le sublime – mais le sublime de l’abjection, de la faute ou du crime, c’est le tragique. La musique de Bruno Mantovani dit des choses essentielles sur ce que nous sommes. Seul l’opéra est capable d’une telle sublimation. C’est une sorte de profession de foi que nous partageons, Christophe Ghristi, Bruno Mantovani et moi-même, cette confiance absolue dans le genre lyrique, et l’opéra en particulier. Et nous faisons toute confiance aussi au public toulousain pour partager avec nous cette aventure qui est le fruit d’une véritable passion pour l’opéra.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
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