Mardi 12 novembre 2024 Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines, Toulouse
En attendant le début du concert, je me souviens du regretté Didier Lockwood que j’avais invité, quand j’étais Délégué aux Projets Culturels du CHU de Toulouse, à se produire auprès des Enfants Hospitalisés leur jouant, entre autres, sa Ballade Irlandaise, dont les paroles ont été écrites par Claude Nougaro (1), améliorant ainsi leur bien-être psychologique.
La chaude couleur des briques des arches de l’Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines, rehaussée par quelques discrets projecteurs ocre jaune, me fait penser à celle du miel, le même miel qu’ont élaboré patiemment pour nous The Curious Bards et dont nous nous allons nous délecter.
L’organiste Xavier Darasse, le fondateur des Arts Renaissants (2), avait coutume de proclamer avec passion: « Soyez curieux, amenez vos amis à ces soirées, soyez différents ! » Il aurait été comblé avec la saison 2024-2025 de cette association, en particulier avec ces Bardes…curieux… et un Auditorium complet.
Jean-Marc Andrieu, flutiste bien connu, directeur de l’Orchestre baroque Les Passions de Montauban, et en l’occurrence directeur musical des Arts Renaissants, nous régale chaque année de moments d’exception, persuadé que « la musique, plus que jamais, nous aidera à lutter contre la morosité et restera un vecteur essentiel du vivre et s’émouvoir ensemble. »
Une fois de plus, ses maîtres mots sont « éclectisme et excellence. »
Et je ne m’étonne pas qu’il ait invité les Curious Bards, un Ensemble baroque qu’il présente avec une touche d’humour pince-sans-rire de bon aloi, dont ne sont pas avares les musiciens virtuoses de ce quintet impressionnant: Alix Boivert, violon baroque et direction, Sarah Van Oudenhove, viole de gambe, Jean-Christophe Morel, cistre irlandais, Louis Capeille, harpe triple, Bruno Harlé, flûtes; ni la guest star de ce soir, Ilektra Platiopoulou, mezzo-soprano, dont la voix très pure coule comme l’eau de ces sources qui servent à concocter les bons whiskys…irlandais et écossais.
Monsieur Bonnassie, mon professeur d’Histoire au Collège Pierre de Fermat au début des années 1960 m’a appris que « les Bardes étaient des individus chargés de perpétuer la tradition orale, notamment par la musique et le chant, dans les sociétés celtes de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle. »
que les plus célèbres étaient les écossais Fingal et son fils Ossian (IIIe siècle après JC), mais surtout Turlough O’Carolan (1670-1738) dernier barde irlandais, harpiste non voyant et itinérant, qui rencontra, disait mon professeur, le violoniste italien Francesco Saverio Geminiani (1687-1762), lors du voyage en Irlande de celui-ci, et qu’ils s’inspirèrent réciproquement: un des « tubes » de ce musicien populaire est d’ailleurs au programme de ce soir: Miss Nodle.
On est loin d’Assurancetourix, le barde gaulois de Goscinny et Uderzo qui chante faux et fait pleuvoir: loin de les attacher et bâillonner, le public ne se lasserait pas de les entendre jouer, et la belle Ilektra chanter.
Sans partitions, ce qui me laisse songeur…
Spécialisés dans les musiques populaires de l’époque baroque, The Curious Bards – dont le premier objectif est de « remettre en lumière tout un champ musical aujourd’hui oublié: la musique du XVIIIe siècle en Irlande et Écosse » – réunit donc ces six amoureux des musiques traditionnelles du monde gaélique et celte. Passant d’une gigue irlandaise (qui porte bien son nom (3) puisqu’elle donne des fourmis dans les jambes (comme l’a écrit mon éminent confrère Serge Chauzy) à un air sautillant écossais (dansé avec ou sans kilt), ils emportent partout le public dans le tourbillon de la danse; sans oublier quelques bonnes chansons à boire mais aussi d’amour, nostalgiques ou brûlantes:
Des airs traditionnels d’Irlande et d’Écosse donc (reels, strathspeys, slip-jigs, hornpipes…) se succèdent, tantôt allègres et guillerets, comme The Cruskeen Lawn où le public tape spontanément du pied sur les troisièmes temps, chansons à boire ou d’amour, comme By Moonlight on the Green, le clair de lune vert, qui conte la danse « endiablée », au double sens coquin, d’une jeune femme et d’un jeune homme:
ou tantôt nostalgiques, comme ou Tears of Scotland, Larmes d’Ecosse, dont la tristesse (de l’indépendance perdue dans une bataille homérique) est transcendée par la beauté de la musique, Huntington Castle qui évoque une scène mémorable du film Barry Lyndon, chef d’œuvre de Stanley Kubrick où commence la descente aux enfers du « héros. »
Sur Mable Kelly, chanson irlandaise, la violoncelliste qui ne joue pas prend une jolie pose picturale, la figure de proue brun-rouge vénitien de son instrument posée sur son front très blanc. Même la gestuelle des musiciens, très simple mais réfléchie, ou leurs traits d’humour, révèlent un grand travail de répétitions.
Sur Old towler, chanson de chasse à courre, où un malheureux cerf sera sacrifié, leur attitude martiale est caricaturale. Sur One bottle more, la mezzo-soprano tangue et vague-divague retenue dans l’espace scénique par le violoniste et le flutiste: il est notoire que bières et whiskies de haute qualité font aussi partie du patrimoine culturel de l’Irlande et de l’Ecosse !
Comme me souffle ma voisine, « cette Ilektra a tout pour elle ». Il est vrai qu’outre sa beauté fine et sa chevelure léonine, elle fait partie de la lignée des grandes cantatrices grecques: elle me rappelle Irène Papas, – dont les Odes, airs traditionnels grecs accompagnée par les nappes de synthétiseur de Vangelis restent un de mes disques de chevet -, qui a gravé 1968 un 45 tours avec des chansons de Mikis Theodorakis alors qu’il était en prison pendant la dictature des Colonels (n’oublions pas), et surtout Maria Farantouri qui a enluminé en 1970 la Marche de l’Esprit du même, dont je garde précieusement le vinyle Polydor avec le London Symphony Orchestra dirigé par le compositeur, – sans oublier ses duos avec le musicien turc Zulfu Livaneli, ami du grand Mikis -.
Comme elles Madame Platiopoulou a chanté les œuvres de cet immense compositeur, mais aussi Monteverdi, Rossini ou Poulenc; et elle prend visiblement beaucoup de plaisir avec le répertoire gaélique des Curieux Bardes.
En rappel, Kilkenny is a handsome place, où une jeune femme, de Kilkenny à Dublin en passant par Dover-Douvres, est amoureuse de l’amour:
Ces musiques, à l’époque où elles furent écrites (XVIIIe siècle), représentaient une part importante d’un riche patrimoine culturel difficile à maintenir face à l’envahisseur du moment, l’Angleterre, et auraient pu tomber dans l’oubli complet, mais elles ont été maintenues vivantes par la tradition orale, le bouche-à-oreille (j’aime ce mot) avant d’être notées dans des manuscrits cachés au fond des bibliothèques où Alix Boivert est allé les exhumer (comme le fait Jean-Marc Andrieu avec les œuvres du baroque occitan, Requiem de Gilles, Daphnis et Alcimadure de Mondonvile, Cantem Nadal… au répertoire des Passions (4), et grâce aux Curious Bards elles revivent avec une telle acuité que l’on a l’impression de les avoir toujours connues.
La poésie permet de ressentir comment les humains ont aimé, rêvé, ri et pleuré, ensemble ou solitaires, à travers les siècles, et même aujourd’hui bien sûr. La musique, quand elle est faite avec art et passion est intemporelle, elle reflète « les souffles qui ont poussé durablement les âmes vers l’éther », elle rappelle à la vie d’anciennes chansons populaires et nous raconte des histoires qui nous enchantent, nous protégeant pour un moment de la grisaille de la vie quotidienne. Une fois de plus ce soir, elle nous a emmené vers des havres de paix où nous goûtons l’amour et la paix sachant maintenir à distance un moment les vents orageux de l’Histoire.
« On en a oublié que les fauteuils sont si inconfortables et qu’il n’y a pas assez de places pour les grandes jambes », conclue ma voisine aux anges.
En repartant dans la nuit frisquette de novembre au milieu du tohu-bohu estudiantin, je rêve à la douce Mabel Kelly de Turlough O’Carolan, dont les Curious Bards et la belle Ilektra – à qui ces vers pourraient s’appliquer -, perpétuent avec brio la tradition:
Douce Mabel Kelly, brillante fraîcheur de boucles !
Toute majestueuse et pure comme le cygne sur le lac.
Sa bouche aux dents blanches est un palais de perles,
Et la jeunesse du pays est malade d’amour pour elle.
Pas un seul chant du plus doux n’a jamais été entendu dans le pays
Qu’elle ne sache chanter, d’une voix si enchanteresse,
Que les grues sur le sable
S’endorment là où elles se tiennent.
Oh, pour elle fleurit la rose, et le lys n’attend jamais
De répandre son doux éclat sur la poitrine ou la main.
La fleur bleue et humide qui pend sur le rameau
Plus bleue que ses yeux, œil humain n’en a jamais vu.
PS. Je vous recommande donc chaudement le dernier enregistrement des Curious Bards, Indiscrétion, airs traditionnels d’Irlande et d’Ecosse (5).
photos © Monique Boutolleau / Les Arts Renaissants.
Pour en savoir plus :
1) La Ballade Irlandaise de Claude Nougaro et Didier Lockwood :
Occitane, tu as mis dans mon âme une ballade irlandaise
Féminine comme une colline, une mer vert Véronèse.
Occitane, de toute mon âme, du si bémol au do dièse,
Je destine à qui tu devines cette ballade irlandaise.
Que ne ferais-je, que ne ferais-je pas pour te séduire,
La pompe à neige et la brosse à reluire
Les sortilèges des rivages les plus nostalgiques
Les cornemuses des muses celtiques…
Le reste de la programmation 2024-2025 est à l’avenant de l’Harmonica de verre de Mozart le 3 décembre aux Destins de Reines d’Haendel et Purcell par Patricia Petibon le 1e avril prochain en passant par Le Secret de Monsieur Marin Marais par Vittorio Ghielmi… le 6 mars prochain.
3) Gigue : Étymologie (Mot 1 XII e siècle) Du vieux haut allemand gîga (« instrument à cordes ») qui donne, en allemand moderne Geige (« violon »). (Mot 2 1650) Dérivé régressif de gigot sur le modèle de cuisse, cuissot.
4) Les Passions-Orchestre Baroque de Montauban
5) The Curious Bards-Ensemble baroque