Jusqu’au 30 octobre, l’Instituto Cervantes de Toulouse présente dans le cadre du Festival Cinespaña et d’Une Saison photo à Toulouse, avec le soutien de l’Ambassade d’Espagne à Paris, une exposition de photographies de Judith Prat qui met en lumière une page très noire de notre histoire européenne, sous le titre de Las Brujas-Les Sorcières (1).
Judith Prat (Huesca, 1973) est photographe et documentariste. Elle a travaillé sur des projets en Afrique ou en Amérique Latine mettant en relief la situation des femmes, des opprimés ou du monde agricole. Ses travaux ont reçu de nombreux prix: Prix de la Société de géographie espagnole en 2023, Prix des Arts et Lettres de la photographie en 2017 ou le Prix de la Photographie Paris 2014. Elle a notamment exposé en Espagne au Musée Reina Sofia et au Festival Photo-España.
Son exposition donne à voir un regard contemporain sur ces figures de femmes diabolisées pour leur différence et victimes de féminicides si longtemps occultés, les Sorcières. Avec de nombreuses photos toutes plus originales les unes que les autres, elle suit le fil de l’histoire de la chasse qui leur fut faite en Europe entre le XVe et le XVIIe siècle, en particulier dans les Pyrénées. Ses images construisent une carte visuelle évocatrice des faits et lieux-clés de la chasse aux sorcières avec des portraits de femmes qui vivent de nos jours dans les montagnes, côté espagnol ou côté français. Judith Prat avec un regard très personnel identifie les symboles, traditions et stigmates dans le but de détruire les stéréotypes coriaces et rendre de la dignité à leur mémoire. Elle provoque ainsi une rencontre entre le passé et le présent.
Elle a réveillé en moi de très lointains souvenirs familiaux et des réminiscences de mes journées studieuses à la Bibliothèque d’Etudes et du Patrimoine rue du Périgord (où je travaillais sur l’Inquisition pour mes examens en Histoire médiévale à la fin des années 60 du siècle dernier). (2)
Angéline, mon arrière-grand-mère de La Châtre dans l’Indre, centenaire quand j’avais 7 ans, me chantait une comptine intitulée la Chanson de la sorcière:
Au jardin de ma grand-mère
Au jardin de ma grand-mère
Tralalère tralalère
J’ai rencontré une sorcière
Tralalère tralalère
Elle avait un chapeau vert
Tralalère tralalère
Et mangeait des vers de terre
Beurk !
Et elle me racontait qu’il fut une époque où les femmes accusées de sorcellerie étaient très souvent brûlées, ou jetées dans l’Indre pieds et mains entravées: si elles s’en sortaient, elles étaient immédiatement brûlées comme sorcières; si elles ne s’en sortaient pas, c’est qu’elles étaient innocentes, mais c’était un dommage collatéral… On appelait cela l’ordalie ou le Jugement de Dieu, et elle trouvait cela très injuste malgré son éducation catholique pratiquante: une de ses ancêtres avait péri sur le bûcher des bonnes gens de son Berry natal.
Les sorcières existaient bel et bien depuis le Moyen Âge; à partir du XIVe siècle et pendant 400 ans, elles ont été exterminées et l’histoire officielle a voulu effacer toutes les traces de leur existence; mais elle n’a pu occulter celles laissées par le bouche-à-oreille ou dans l’imaginaire.
Le mot sorcière, féminin, qui remonte au latin populaire sortiaria, littéralement « diseuse de sorts », désignant une femme qui pratiquait la sorcellerie et la magie, a été longuement associé à une symbolique négative dans le monde occidental; aujourd’hui encore il est péjoratif, c’est même une insulte. D’où les persécutions perpétrées à l’encontre de certaines femmes soupçonnées de l’être. Malgré les difficultés à chiffrer celles qui en ont été victimes, il ne faut pas oublier que les estimations des historiens sont de cent dix mille procès en sorcellerie aboutissant à soixante mille condamnations à mort, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au début de l’époque moderne. Une véritable hécatombe !!!
Quoi de plus facile dans une société patriarcale dominée par l’Église que de se débarrasser de ces femmes « laides, vieilles, méchantes, dangereuses et maléfiques » pour la plupart, mais « fascinantes et attirantes » pour certains, dérangeantes en tout cas, parce qu’elles ne rentraient pas dans la norme, et à l’origine de nombreux fantasmes avec leurs chaudrons, balais, chapeaux pointus, et dont l’animal totem étaient la chouette: c’est pour cela qu’elles ont été persécutées, subissant au passage les pires outrages.
Étaient prioritairement ciblées les femmes indépendantes, veuves, célibataires sans enfant, et filles-mères comme on les stigmatisait encore dans mon enfance; furent particulièrement visées celles qui avez une vivacité sexuelle prononcée dont elles ne faisaient pas mystère et celles qui prétendaient contrôler leur fécondité: maudites pécheresses donc, quelle horreur ! Vade retro Satanas ! hurlaient les tribunaux inquisitoriaux.
La chasse aux sorcières avait pour but de ramener par la force et la peur les femmes au foyer, à leur rôle unique d’épouse et de mère, d’effacer de l’espace public leur indécente liberté; et si elle ne se pliaient pas, de les châtier en les purifiant par le feu, au même titre que les hérétiques.
Chargées de tous les maux de la terre, comme les ours des Pyrénées justement, ou les Amérindiens, elles ont servi de boucs émissaires, d’autant qu’on les croyaient adoratrices de cet animal symbolisant le Diable.
Mais loin de les éradiquer, ces immolations les ont fait rentrer dans l’inconscient collectif, qui n’a pas manqué de les affubler en plus d’une dimension érotique. Car la sexualité était au cœur des procès de sorcières, lorsqu’une femme était amoureuse hors mariage et qu’elle osait le montrer en public, ou lorsque son mari était impuissant et rejetait la faute sur elle (elle lui avait « noué l’aiguillette » !). La doctrine ecclésiastique ne laissait bien sûr aucune place au plaisir sexuel féminin, seulement à la procréation.
Il faudra attendre 1861 avec le Poème de la sorcière pour que Victor Hugo vilipende les gens de la foule qui assistaient à leurs supplices: « il y a tant de sorcières maintenant qu’on les brûle sans même savoir leurs noms » écrivait-il dans Notre-Dame de Paris.
L’historien Jules Michelet, avec La Sorcière publié en 1862 à Paris qui présente une vision romantique de celle-ci, s’affirma comme l’un des inventeurs de ce mythe moderne (3): la littérature abonde d’histoires à son sujet et la Sorcière reste un personnage fantastique très présent dans les arts, en particulier plastiques avec une très riche iconographie, mais aussi cinématographiques, et surtout dans la musique.
Les peintres ont trouvé avec elles un sujet de prédilection tels Bosch, Bruegel, Goya, Michel-Ange, Dürer, Waterhouse, Hilma Af Klint etc. certains accentuant leur dimension érotique, comme Albert Joseph Pénot (1862-1930) qui s’est rendu célèbre à l’époque avec ses portraits de sorcières: la nudité, le rendu laiteux de la chair et le mouvement des cheveux, enflammait, c’est le cas de le dire, son inspiration.
De même, le cinéma a fait ses choux gras des histoires de sorcières, avec plus ou moins de réussites.
Dans ce qui s’est fait de mieux, qui ne connaît les Sorcières de Salem, Massachusetts, où en 1692 plus de cent cinquante femmes sont accusées de sorcellerie: cinquante d’entre elles ont avoué et survécu (mais dans quelles conditions…), dix-neuf ont réfuté ces accusations et furent pendues à un arbre sur Gallows Hill: Arthur Miller en a tiré une pièce à succès et Raymond Rouleau un film célèbre sorti en 1957 avec Signoret, Montand, Demongeot, Piccoli etc.
Par ailleurs, les récits qui ont perduré parlaient souvent de danse de sorcières, or la danse ne se fait pas sans musique: on en a déduit qu’elles utilisaient celle-ci pour leurs incantations, et elles sont omniprésentes dans l’Opéra par exemple.
EcoSciences Grenoble a consacré une très intéressante chronique à quelques-uns des grands personnages féminins attirants mais redoutés et honnis affublés du titre de sorcières, qui ont excité la créativité de grands compositeurs (4).
Méduse, figure tutélaire des sorcières, elle est l’un des personnages les plus représentés dans l’art: une chevelure de serpents grouillants et deux yeux qui changent en pierre quiconque croise son regard. Son moment de gloire en musique: la tragédie lyrique…
Circé, l’enchanteresse, maîtresse en préparation de filtres et potions. Et quel attribut est plus associé à la sorcière que son chaudron ?…
La Fée Carabosse, archétype de la vieille sorcière, laide et bossue, et ses avatars maléfiques, sont les vedettes du grand ballet romantique…
Baba Yaga, star des contes slaves, dévoile son ambivalence en musique, aux 19e et 20e siècles: Stravinsky la convoque dans ses Danses concertantes, en 1942, conte musical sans paroles, ou Moussorgski dans ses Tableaux d’une exposition:
(interprété par l’orchestre Simon Bolivar, dirigé par Gustavo Dudamel)
Après celle du conte d’Hans Christian Andersen de mon enfance qui a inspiré Walt Disney (Cruella, Ursula), les sorcières ont toujours la cote d’après mon petit-fils, Andrea, en particulier dans les séries contemporaines, comme Minerva McGonagall (inoubliable Maggie Smith qui vient de nous quitter) et Bellatrix Lestrange dans Harry Potter, la savoureuse Samantha de Ma sorcière bien-aimée (Nicole Kidman), Agatha Harness dans Marvel, les Sœurs Halliwell dans Charmed… et dans Merlin avec The Witch’s Aria, interprété par la soprano Emma Brain Gabbott:
J’ajouterai La Befana, pour qui j’ai une tendresse particulière, la sorcière de Noël, figure typique du folklore italien, couverte de suie qui donne des cadeaux aux enfants italiens la veille de l’Épiphanie: des gâteaux et des bonbons aux plus sages, et des morceaux de charbon aux polissons; j’entends encore la grand-mère piémontaise de mes garçons, Romana, leur chanter: « La befana vien di notte con le scarpe tutte rotte, La Befana vient la nuit avec les chaussures toutes cassées »…
(version de Gianni Morandi)
Sublime revanche, ces femmes vouées aux gémonies par tous les conservateurs et les machistes pendant des siècles nous ont légué une comptine que tous les enfants connaissent: « Turlututu chapeau pointu ».
Après avoir alimenté les rumeurs les plus folles et les faits divers les plus brûlants, la sorcière est encore un personnage récurrent dans l’imaginaire contemporain, et pas seulement chez les Anglo-Saxons, à travers les romans, contes, films et masques des fêtes populaires, tel le Carnaval de Bielsa en Aragon: chargé de symbolisme, ce rituel ancestral, évoque la fin de l’hiver et l’arrivée du printemps, le cycle de la vie, le bien et le mal; si les jeunes hommes s’affublent de cornes de bouc pour prouver leur virilité, les sorcières sont partout hors cadre.
En Sardaigne, on les appelle encore Bruxas et une pièce de théâtre leur a rendu hommage en 2018 à à Aritzo dont le Musée ethnographique rassemble des témoignages et des objets sur ces femmes craintes mais respectées qui connaissaient des pratiques ancestrales pour guérir les personnes et les animaux des maux les plus divers à l’aide de rites, d’herbes, de sortilèges puissants.
Les Pyrénées qui regorgent de plantes médicinales (jusquiame, fougère, camomille etc.) ont toujours connu des guérisseuses-herboristes, dites rebouteuses, guérissant de nombreuses personnes avec des herbes et des prières, qui furent accusées de sorcellerie et particulièrement exposées à la persécution.
Aujourd’hui, les sorcières descendent dans la rue pour Halloween et personne n’en a plus peur, mais le propre des superstitions et des inquisitions c’est d’être comme les braises sous la cendre, elles ne s’éteignent jamais, et ne demandent qu’à ressurgir plus brûlantes encore si l’on n’y prend garde.
Et je ne manque pas de rappeler à mes petits-enfants la mémoire de mon arrière-grand-mère Angéline et de son ancêtre brûlée vivante quand je leur lis La soupe de la sorcière de Jacques Charpentreau (1928-2016) qui les fait délicieusement frissonner:
Dans son chaudron la sorcière
Avait mis quatre vipères
Quatre crapauds pustuleux
Quatre poils de barbe-bleue
Quatre rats, quatre souris
Quatre cruches d’eau croupies
Pour donner un peu de goût
Elle ajouta quatre clous
Sur le feu pendant quatre heures
Ça chauffait dans la vapeur
Elle tourne sa tambouille
Et touille et touille et ratatouille
Quand on put passer à table
Hélas c’était immangeable
La sorcière par malheur
Avait oublié le beurre.
NB. Il vous reste jusqu’au 31 octobre pour découvrir cette remarquable exposition à l’Instituto Cervantes 31 rue des Chalets 31000 (métro ligne A Jeanne d’Arc ou Canal du Midi).
Horaires d’ouverture: du lundi au jeudi, de 14h30 à 18h30. Vendredi de 14h30 à 18h.
Parmi mes autres coups de cœur de cet automne 2024, je vous recommande aussi HORIZON, le nouveau disque de RISHA, le groupe du oudiste virtuose Thierry Di Filippo, entouré de Jean-Christophe Noël à la batterie, Youssef Ghazzal à la contrebasse et Irwin Gomez aux claviers. Une musicalité envoutante et un sens aigu de l’improvisation comme chez les grands jazzmen, mais dont tout le talent se ressent le mieux quand il évoque les harmonies arabo-andalouses (logiques avec le oud): j’écoute en boucle la plage 3 que j’ai rebaptisée Thalassa (la Mer Méditerranée) en inversant avec le nom de la précédente, parce qu’il m’évoque toutes les couleurs de cette chère Mare Nostrum.
Autre coup de cœur: UN CHEMIN DE HARLOW de Pierre Domengès aux Editions Arcane 17. Après Raccourcis, Poison Heart, Territoire ennemi et Le lézard et la mosaïque, Pierre Domengès est bien le prince des novelettes: il a le chic pour raconter en quelques pages des instantanés de vies, comme des polaroids. De plus, très rock-and-roll, puisqu’il est le directeur de la Gespe, la SMAC, la scène musicale actuelle de Tarbes, il a le bon goût d’accompagner chaque petite nouvelle d’une incitation à écouter des morceaux en correspondance (au sens baudelairien) de Stand by me de Ben.E.King à Sunday’s slave de Nick Cave en passant par Djon Maya de Victor Démé et le Zorongo gitano de Federico Garcia Lorca, immense poète sacrifié sur l’autel sanglant du Franquisme, comme tant d’artistes. Evidemment, j’ai une préférence pour Le train 77 avec Spanish Bombs des Clash où Joe Strummer part sur les traces de deux amants républicains séparés par la Guerre civile, à Grenade: après l’avoir lu, vous ne vous demanderez plus pourquoi le chanteur de ce groupe a une placeta, une petite place, à son nom dans cette ville magnifique…
Deux petits régals à déguster avec un whisky Redbreast ou un vino tinto Ombatillo Tempranillo.
Pour en savoir plus:
(1) Wikipedia
(2) BEP • 1 rue du Périgord 31000 Toulouse
(3) S’identifiant à sa Sorcière, Michelet, penseur bien souvent jugé hérétique, rompt avec une histoire classique et part en exploration dans le continent perdu de la sorcellerie, qui à son époque n’a pas encore donné lieu à de véritables recherches. Il s’appuie sur sa connaissance générale de l’histoire médiévale mais aussi sur la fiction, la poésie, le conte et le mythe pour reconstituer la figure de la sorcière. À travers elle, il évoque la femme créatrice, son rapport alternatif avec le monde naturel et dénonce le grand enfermement des femmes aux Temps modernes.