« Je ne fais aucune concession à la mode et à la facilité » Christophe Ghristi
Alors que la saison de l’Opéra national du Capitole s’achève avec une reprise d’Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski, le Directeur artistique du Capitole, Christophe Ghristi, a bien voulu répondre non seulement aux questions inhérentes à la saison 24/25 de l’Opéra national du Capitole, mais également à certaines interrogations quant à l’avenir de l’art lyrique. Rencontre.
Classictoulouse : Vous venez de communiquer le contenu de votre 7e saison en tant que Directeur artistique du Théâtre du Capitole. Comment concevez-vous une saison lyrique : titres, interprètes, coproduction… ?
Christophe Ghristi : Entre les premières idées et le point final, sur le papier, d’une saison, il s’écoule plusieurs années. Ce point final ne se pose que lorsque tout paraît cohérent et faisable tant d’un point de vue technique que financier et humain. Encore faut-il qu’elle soit intéressante pour le public, c’est-à-dire qu’elle balaie un large spectre de répertoire dans le temps comme dans l’espace. Tout en sachant qu’une saison n’est jamais isolée, elle doit tenir compte de sa suivante et de sa précédente. Elle se doit d’être le reflet de la richesse d’un répertoire qu’il est de notre mission d’illustrer. C’est une réflexion qui s’étale sur un temps long. Pour tout vous dire, aujourd’hui je suis déjà sur les saisons 28/29 et 29/30. Je fais, je défais, je construis, j’abandonne, je sanctuarise, etc.
Que nous raconte la saison 24/25 ?
Si vous permettez, je vais élargir votre question, à savoir : que nous raconte l’art lyrique aujourd’hui ? Nous sommes tous sensibles à l’univers dans lequel nous vivons. Notre temps est tragique. Ce qui n’était pas le cas dans les dernières décennies. La guerre est à nos portes et nous sommes entourés d’une haine incroyable. Notre société est devenue violente et agressive. De plus nous assistons à un véritable effondrement de la Culture générale et du niveau d’éducation. Dans ce contexte dramatique, les Institutions culturelles ont un rôle tout à fait particulier. Notre mission est de donner au plus large public l’occasion de respirer « l’air des cimes », c’est-à-dire être en contact avec le plus extraordinaire du travail humain, ces ouvrages que nous présentons et qui mettent en œuvre tout un monde de savoirs, au plus haut niveau, qui sont l’expression du meilleur de notre humanité. Un saison d’opéra et de ballet doit s’inscrire dans cette réflexion. Plus que jamais nous avons besoin de beauté, de grandeur et d’émotion.
A l’évidence, vos options sont les bonnes car depuis quelques saisons le Capitole affiche un taux de remplissage qui atteint plusieurs fois les 100%. Justement quelles sont ces options ?
Je ne fais aucune concession à la mode et à la facilité et, je le dis haut et fort, je n’ai pas peur de l’opéra, de ses traditions en même temps que de sa folie constitutive. Je suis persuadé que notre public va au Capitole pour voir de l’opéra et non un spectacle hybride. Je ne m’excuserai jamais de faire de l’opéra. Toute la maison Capitole est en phase avec ce credo. Le succès a concerné les ouvrages très connus comme ceux qui entraient au répertoire du Capitole et qui parfois ne sont pas d’un accès facile, je pense au Viol de Lucrèce en particulier, qui a connu un véritable triomphe et une fréquentation incroyable. Les options sont sans ambigüités : l’exigence et la passion de l’opéra pour ce qu’il est. Dans des esthétiques variées, tous les artistes que nous invitons ont le même impératif d’aller vers le public et de dialoguer avec lui dans une compréhension réciproque. Il se passe la même chose avec le Ballet et, avec Beate Vollack, la directrice de la danse, nous regardons dans la même direction. Pour le ballet, je suis notamment très attentif au niveau musical des œuvres que nous présentons. L’année prochaine, le Ballet se produira sur des œuvres de Gluck, Tchaïkovski, Delibes, Gershwin, Brel et Barbara notamment. Et, en passant, nous venons d’achever une série de Chant de la terre de John Neumeier.
Autre évidence, le public du Capitole est en train de se rajeunir…
Oui ! Et je pense que l’une des raisons de ce rajeunissement est que nous osons faire du grand opéra. J’ai beaucoup lu et entendu des théories prétendant que pour attirer un nouveau public il fallait inventer autre chose. C’est faux. Je pense que les grandes œuvres lyriques ont une puissance telle qu’elles attirent un public jeune et nouveau. Une grande œuvre, qu’elle soit nouvelle à notre répertoire ou non, ne cesse jamais de nous interroger. C’est pour cela que le choix de la programmation est important. Je suis parfaitement conscient que des ouvrages qui interpellaient gentiment le public il y a 40 ou 50 ans ne nous parlent plus guère aujourd’hui. Le répertoire est en évolution constante et c’est bien ainsi. Vous l’avez compris, je suis sans concession, je le répète, sur le type d’œuvres que je présente au Capitole.
Le Théâtre du Capitole se démarque de nombreuses autres salles françaises tant en termes de fréquentation que de richesse de la programmation et d’équilibre financier. Quel est l’algorithme de votre réussite ?
Ces trois termes sont inséparables. Je dois dire que le Capitole est aussi porté par son succès. C’est une maison généreuse qui a toujours envie de donner plus. Cette énergie est palpable jusque dans la salle. Je ne sais si je peux employer cette expression mais nous avons l’impression d‘avoir créé une véritable addiction. Toutes les personnes qui viennent pour la première fois n’ont ensuite qu’un souhait : revenir. Elles veulent à nouveau ressentir ce shoot d’adrénaline que peut provoquer un spectacle d’opéra. Bien représentés, les grands ouvrages contiennent cette énergie capable de bouleverser le public. Vous parlez d’algorithme, je veux dire également que ce qui nous caractérise en ce moment c’est un pragmatisme à toute épreuve. Mais un pragmatisme qui nous permet autant le rêve que la folie et l’ambition malgré une haute intensité dans la programmation.
Votre « carnet de bal » semble inépuisable et la famille capitoline accueille à présent de nombreux chanteurs, chefs d’orchestre et metteurs en scène. Comment les sélectionnez-vous ?
Pour la sélection c’est bien sûr une conjugaison du métier et de l’instinct. Je ne prends que des personnes qui nous ressemblent. Bien sûr je peux me tromper. Mais globalement j’arrive à sentir chez les artistes cette volonté de créer chaque fois leur personnage et non de répéter mécaniquement un rôle. Leur soif de découverte fait partie intégrante de leur talent. Le chanteur, puisque nous parlons d’opéra, est un véritable performer à qui il est demandé des choses incroyables qu’il ne peut faire que s’il est en confiance avec la maison dans laquelle il se produit. C’est le cas ici. Les artistes invités au Capitole se savent portés et aimés par la Direction. Résultat : ils se donnent totalement. C’est la clé du fameux algorithme. Une clé d’ailleurs qui les amène souvent au-delà de leurs limites. Et c’est comme cela qu’ils évoluent. En fait, la maison ayant du succès, cela rend tout le monde heureux. C’est un vrai cercle vertueux.
Entre reprises, entrées au répertoire et création mondiale, le choix est impossible, mais malgré tout, pour vous, intimement, quelle devrait être l’acmé de votre future saison ?
Je ne peux répondre à cette question tout simplement car je ne pense pas de cette manière. Le succès de notre maison repose sur l’ensemble de la programmation. Aucun des spectacles que je propose ne joue les utilités, opéra, ballet et concerts réunis.
Avec Voyage d’automne, de Bruno Mantovani, vous allez assurer la création mondiale d’un opéra traitant de la collaboration, de l’antisémitisme, du fascisme et du nazisme. C’est une entreprise dont il faut assumer les enjeux sociaux et politiques aujourd’hui avec la montée des nationalismes. Comment est né ce projet ?
Le Capitole a passé la commande à Bruno Mantovani d’un opéra. Le thème développé est le choix du compositeur, choix que nous avons par la suite validé. Bruno Mantovani avait l’intention d’écrire un opéra s’appuyant sur le livre de François Dufay : Voyage d’automne. J’estime ce sujet aussi difficile que monumental, à même de tisser parfaitement la trame d’un opéra. L’art lyrique est le genre idéal pour traiter des sujets aussi brûlants que celui-là. A noter que les deux premiers opéras de ce compositeur évoquent déjà le pouvoir créateur face à la tyrannie. Je lui ai présenté Dorian Astor, qui est notre dramaturge, pour l’écriture du livret. C’est un philosophe important et un écrivain prolifique. J’étais sûr que ces deux personnes étaient capables de s’entendre et de se comprendre sur le thème de la puissance de l’intellect. Dorian Astor est à même d’appréhender le monde littéraire de la Seconde guerre mondiale. Et bien sûr il nous fallait trouver un metteur en scène de confiance qui accompagne cette création. Le défi est immense pour la maison.
Après sept années de présence au Capitole, quelles sont vos ambitions pour cette maison ?
Je ne sens pas notre maison en danger, mais je reste concentré et attentif sur tous les sujets. Permettez-moi, à ce moment de notre entretien, de remercier vivement la Ville de Toulouse pour son soutien. Cette Collectivité nous fait confiance et il faut s’en montrer digne. Notre but est de rendre le public, que nous souhaitons de plus en plus nombreux, le plus heureux possible. Et pour cela il me faut rester extrêmement concentré sur mes responsabilités car je sais que rien n’est jamais acquis. La presse se fait le relai d’une crise de l’opéra. S’il y a évidemment une question sur le financement d’une institution comme la nôtre, il n’y a pas de crise du public. Il faut sortir d’un discours franco-français sur ce sujet. Dans d’autres pays, l’état d’esprit et le rapport à la Culture sont différents. Cela me désole de voir des maisons lyriques face à des municipalités moins sensibles que celle de Toulouse concernant leur théâtre, ignorant en cela leur public. En revanche, ce qui est sûr, c’est que nous avons ici atteint notre limite en nombre de spectacles. Donc il faut continuer sur ce régime-là et nous allons le faire car l’équipe de direction, et je pense précisément à Claire Roserot de Melin, la Directrice générale de l’Établissement public du Capitole, est complétement convaincue et orientée vers ce but. Chacun est conscient de ses responsabilités et nous avançons sans aucun problème d’égo. C’est très rare ! C’est aussi l’une des clés de notre réussite.
Comment vont s’articuler vos prochaines saisons ?
Le répertoire français, le XXe siècle, les deux grands réformateurs Verdi et Wagner, voilà quelques piliers qui doivent structurer une programmation lyrique. Pour le ballet, la consolidation d’un répertoire classique et la venue des grands chorégraphes de notre temps. Alors, oui, bien sûr, cette maison a la capacité de monter un Ring car elle possède un orchestre capable d’affronter un pareil Everest. Notre phalange est reconnue par le monde entier, il n’y a qu’à lire les retours derniers sur La Femme sans sombre ou Cenerentola. Deux œuvres qui ne se ressemblent pas vraiment et que nos musiciens et les chefs que nous avions invités ont su porter sur des sommets. De même, j’ai été très heureux et fier du triomphe de notre Chœur au Théâtre des Champs-Elysées avec Boris Godounov. C’est un atout gigantesque qui me rend libre de mes choix, de même que l’excellence et la versatilité du Ballet. Toutes les institutions n’ont pas ce privilège. Mais pour moi, le grand défi ce n’est pas le répertoire, c’est le public. Nous sommes sur une dynamique positive qui nous montre le chemin, malgré les embûches et la négativité générale. Je suis persuadé qu’il y a un nouvel âge d’or de l’opéra possible. Ce qui se passe au Capitole est juste incroyable. La jeunesse a besoin de grandiose, c’est cela qu’elle vient chercher et trouver au Capitole. Elle sait qu’elle n’aura pas de pareilles émotions sur Tik Tok…
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse