Le 22 avril dernier marquait le retour à Toulouse, dans le cadre de la saison Les Grands Interprètes, du célèbre pianiste et compositeur turc Fazil Say. Cet artiste reste une exception dans le monde des virtuoses de l’instrument. Son jeu, son attitude au clavier, ses conceptions musicales en font un interprète hors du commun. Ce soir-là, Debussy et Schubert encadrent un groupe d’œuvres originales du pianiste lui-même.
Lors de sa dernière venue, également pour Les Grands Interprètes, le 19 avril 2022, Fazil Say était en compagnie de l’Orchestre de la Camerata de Salzbourg. Quelques-unes de ses œuvres étaient déjà inscrites au programme de cette soirée. Cette fois, plus encore que jadis, on retrouve les attitudes particulières qui caractérisent l’approche de l’interprète vis-à-vis des œuvres et du public. Tout au long du concert, Fazil Say commente par le geste la musique qu’il aborde. Il accompagne son jeu d’une chorégraphie corporelle étonnante. Levant la main, parfois les deux, pour appuyer tel accord, tel trait important, il prend parfois le public à témoin. Nous sommes loin ici de l’impassibilité de certains musiciens…
Cette fois, le pianiste ouvre son récital avec une série de pièces signées d’un compositeur qu’il affectionne, le grand Claude Debussy. Cinq Préludes extraits du Livre 1 témoignent de sa passion pour le compositeur dont il joue la musique comme s’il improvisait. Une grande fluidité caractérise Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. Il pare d’une lumière particulière La Fille aux cheveux de lin, alors que d’impressionnants crescendos animent La Cathédrale engloutie, comme porteuse de drames déchirants. La danse de Puck est jouée avec une totale liberté, à la manière d’une fantaisie. En revanche, Minstrels apparaît quelques peu martelé. L’épisode Debussy s’achève sur le mythique Clair de lune, extrait de la Suite bergamasque, pièce parée ici d’une belle poésie nocturne.
Trois œuvres originales de Fazil Say lui-même font écho au monde debussyste. Ces partitions étonnantes sont toutes imprégnées d’une écriture modale aux harmonies nettement orientalisantes et animées de rythmes forts et originaux. Le pianiste ne se contente pas d’investir toute la largeur du clavier. Il intervient aussi directement sur les cordes de l’instrument, soit pour en modifier la sonorité, soit pour les utiliser à la manière de celles d’une harpe. La première pièce, Kara Toprak (Black Earth) pour piano, opus 8, est inspirée d’une chanson très populaire en Turquie. Les deux Ballades Ses et Nazım, opus 12, sont liées à des événements dramatiques ayant affecté le compositeur. La première constitue d’ailleurs un hommage à l’écrivain Nazim Hikmet, persécuté et emprisonné pour ses opinions politiques. La Sonate pour piano, opus 99 intitulée Yeni hayat (New Life) aux trois mouvements enchaînés, s’inspire de la forme classique de la sonate. Particulièrement dynamique, cette œuvre s’achève sur l’impressionnante frénésie du final. Réjouissons-nous que cette musique d’aujourd’hui ait été particulièrement applaudie.
Toute la seconde partie est consacrée à la dernière sonate de Franz Schubert n°23, en si bémol majeur, D.960. Cet ultime chef-d’œuvre représente une sorte d’apothéose expressive de tout le romantisme. On note que c’est la seule œuvre du programme que Fazil Say joue avec la partition. Le pianiste donne l’impression de la « recomposer » selon sa personnalité. Ainsi, le Molto moderato initial est pris dans un tempo soutenu qui fluctue parfois d’une mesure à l’autre. Tout le mouvement sonne de manière éclatée. La multiplication des nuances au bénéfice du détail affecte quelque peu la ligne générale. En revanche, c’est dans l’Andante sostenuto que l’interprète déploie le meilleurs de l’émotion. Après la vivacité du Scherzo, l’Allegro ma non troppo final déborde de contrastes et de brio.
Largement acclamé, le musicien offre deux bis aux caractères opposés. Après la Gnossienne n° 1, d’Erik Satie, jouée avec cette distance si particulière propre au compositeur, une fantaisie échevelée sur le fameux thème de George Gershwin Summer time exploite la veine jazzistique dont le virtuose est à l’évidence un expert.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse