Fin avril et sur six représentations, les membres de la troupe de Ballet de l’Opéra national du Capitole dansent sur la musique de Gustav Mahler, Das Lied von der Erde, symphonie pour alto, ténor et orchestre, dans une transcription d’Arnold Schoenberg et Rainer Riehn pour orchestre de chambre. Les musiciens sont de l’Orchestre national du Capitole. Les deux solistes sont la mezzosoprano Anaïk Morel et le ténor Airam Hernandez. À la direction musicale du plateau et de la fosse, le chef Nicolas André.
« C’est une chose pour laquelle il n’existe probablement pas de mots » dira Mahler du Chant de la terre.
C’est une s…affiche ! dont le Théâtre du Capitole peut s’enorgueillir. C’est bien l’un des plus grands chorégraphes de notre temps qui va livrer son travail avec la troupe de Ballet du Capitole et ses trente-cinq danseurs et danseuses. De plus, l’artiste se charge du décor, des costumes et des lumières ! Neumeier, celui pour qui le chorégraphe veut exprimer l’inexprimable à l’aide de la danse, jeter une passerelle avec ce qu’il ne peut trouver de traduction rationnelle par le langage des mots. Neumeier, le chorégraphe qui précisément cherche avant tout à créer l’émotion, dont les ballets sont en premier lieu, profondément humains. Neumeier, ce sont des enchaînements d’images puissantes, d’une belle sensualité, qui restent fortement ancrées dans la mémoire. De Balanchine, Neumeier aura retenu la pureté de la forme, de Robbins, le naturel du mouvement, de Béjart le sens du théâtre et du mythe. À ses danseurs, il communique sa passion, sa fièvre, et les personnages qu’il crée se consument d’émotion, partagés entre les élans du rêve et l’amertume de la réalité. Tout autant, vigueur, fraîcheur et étrange douceur de la jeunesse sont toujours immanquablement présentes. Et il subjugue quand, au besoin, il oppose les moments de violence, les heurts en rafales à de brusques illuminations de tendresse.
C’est en 2015 à l’Opéra de Paris qu’enfin John Neumeier se sent prêt à donner son Chant de la Terre après avoir chorégraphié toutes les symphonies de Mahler, mises à part, la 2 et la 8, un musicien sous l’emprise duquel il reconnaît humblement son addiction. Et, tout cela remonte loin car tout a commencé en 1965 quand il était danseur au Ballet de Stuttgart. Là, Kenneth MacMillan créait son Chant de la Terre. Ce fut un véritable déclic et la musique du compositeur allemand ne le quittera plus. Il commencera en 1974 par chorégraphier le 4ème mouvement de la Troisième Symphonie en hommage à John Cranko danseur et chorégraphe venu d’Afrique du Sud, disparu accidentellement l’année précédente.
Et il enchaînera les créations sur les musiques de Mahler dont il estime que les symphonies sont véritablement proches de l’essence de la danse. On peut énumérer : Troisième Symphonie – 1975, Quatrième Symphonie pour le Royal Ballet à Londres – 1977, Première et Dixième Symphonie pour le Ballet du XXème siècle – Lieb’ und Leid und Welt und Traum – 1980, » Sixième Symphonie – 1984, Cinquième Symphonie – 1984, Neuvième Symphonie – Zwischenräume 1994, Septième Symphonie – Nachtswanderung – 2005. Ainsi que la quête spirituelle avec Bach (La Passion selon Saint-Matthieu – 1981, Magnificat pour le Ballet de l’Opéra de Paris – 1987), Mozart (Requiem – 1991) et Haendel (Le Messie – 1999).
Son ballet en question a été repris en dernier à Hambourg il y a trois ans et il estime qu’il est temps de le faire revivre encore, la troupe du Ballet du Capitole constituant une excellente opportunité.
Maintenant, l’entreprise n’est pas banale car au-delà de la musique, il y a aussi le chant. Six lieder se succèdent en alternance avec le dernier aussi long que pratiquement tous les autres, soit environ 28 minutes confié à la voix de mezzosoprano d’Anaïk Morel, avec ses sept Ewig(éternel) conclusifs. C’est un travail fantastique qui fait converger l’expression des corps et des mouvements des danseurs avec le travail des musiciens et tout ce que doit exprimer le chanteur par la voix.
En plus de soixante ans de carrière, le chorégraphe John Neumeier a créé près de 170 œuvres ! Et sa passion de la danse ne le quitte toujours pas…La preuve, à 85 ans, l’Américain installé depuis “toujours“ en Allemagne – où il assume la direction du Ballet de Hambourg depuis 1973 – passe plusieurs semaines à Toulouse pour mettre au point la reprise de son Chant de la Terre qu’il estime au repos depuis trop longtemps.
Un peu de son parcours : D’abord formé aux États-Unis puis à la Royal Ballet School, à Londres, engagé dès 1963 au Ballet de Stuttgart par le chorégraphe John Cranko (comme cinq ans et dix ans plus tard le seront Jirí Kylián et William Forsythe), John Neumeier n’a dès lors jamais quitté le continent européen tout en tournant dans le monde entier. Après Stuttgart, Hambourg. L’Allemagne de la deuxième partie du XXe siècle a-t-elle été le creuset d’un certain renouveau du style classique ? Le chorégraphe refuse net tout point commun avec ses pairs Kylián et Forsythe… Lui s’est, en effet, voué à la conception de grands ballets narratifs autour des figures mythiques de la littérature : de Roméo et Juliette, dès 1971, à sa sublime version de La Dame aux camélias entré au répertoire de l’Opéra de Paris en 2006 – en passant par Dom Juan ou Hamlet, surtout, héros qu’il a plusieurs fois revisité. On peut rajouter : La Légende du Roi Arthur (1982), Un tramway nommé Désir (1984), Peer Gynt (1989), A Cinderella Story (1992), Ondine (1994), L’Odyssée (1995), La Mouette (2002), Mort à Venise » (2003), Parzival – épisodes et écho (2006) et Orphée (2009). À ce jour sa dernière création est Liliom (2011).
Autre originalité, c’est donc bien son osmose artistique avec la musique de Gustav Mahler (1860-1911) dont il a chorégraphié la majorité des symphonies. (voir ci-dessus).
En 2011, il créé le Bundesjugendballett, « jeune ballet national » avec huit élèves considérant qu’il y avait un chaînon manquant entre la sortie des écoles et l’entrée des futurs professionnels dans les compagnies de ballet. Grâce à ce « jeune ballet », huit nouveaux danseurs peuvent désormais peaufiner leur apprentissage : devenir de meilleurs interprètes mais surtout des artistes accomplis. S’ils travaillent avec de jeunes chorégraphes ou avec lui-même, ils peuvent aussi s’essayer eux-mêmes à l’écriture chorégraphique. Ils dansent aussi dans des lieux peu communs aussi bien des prisons que des maisons de repos, …
Nicolas André aura la lourde tâche de diriger et la fosse, certes réduite, mais aussi les deux solistes et bien sûr le plateau avec les membres du ballet. Qualifié de personnalité forte, singulière et attachante, le musicien dirige autant à l’opéra qu’au concert, doté déjà d’un vaste répertoire allant de la musique ancienne à la création contemporaine, du ballet ou de la musique vocale, très “friand“ aussi de direction d’opéras. Son énergie et sa curiosité sont réputées lui permettant de tracer un chemin se caractérisant par des interprétations limpides, mêlant précision et vitalité. Kent Nagano ainsi que plus récemment Hervé Niquet ont pu apprécier toutes ses qualités.
Les deux solistes ne sont pas des inconnus en les murs “capitolins“, à commencer par Anaïk Morel, Brangäne de ce Tristan et Isolde enchanteur l’an passé. Quant à Airam Hernández, on peut remonter à Alfredo de la Traviata 2018, mais encore à ses huit Pollione alignés sans coup férir dans et son parfait faux-Dimitri dans ce tout récent Boris Godounov.
La transcription d’Arnold Schœnberg date de 1920 et a été finalisé en 1983 par Rainer Riehn. Elle fait oublier que la symphonie avec voix obligée est écrite pour grand orchestre et se révèle tout autant chargée d’émotion dans son esprit chambriste avec ses treize musiciens fusionnels d’un bout à l’autre. L’écriture de Schönberg établit une conversation entre les différentes voix, mettant en valeur le violon soliste, particulièrement lyrique, en suivant l’alto, puis le violoncelle jusqu’aux cordes graves de la contrebasse, le hautbois pastoral et le cor anglais, les clarinettes, le basson, la flûte, l’harmonium, le célesta, le cor et les percussions.
Hans Bethge (1876-1946), docteur en philosophie, écrivain et poète vivant à Berlin, adapta plusieurs dizaines de poèmes chinois des VIIIè et IXè siècles qu’il traduisit en allemand non à partir de leur langue originale mais de versions d’origine française, anglaise et allemande. Publié à Leipzig en 1907, le recueil de Bethge connut très rapidement un immense succès dans les pays germaniques. C’est une période aussi où l’orientalisme est à la mode en Europe en littérature, peinture, musique…
Gustav Mahler va sélectionner sept poèmes, réunissant les deux derniers dans le sixième mouvement. N’oublions pas – voir sa bio – qu’il sort à peine de l’année 1907, celle des catastrophes accumulées sur tous les plans. Il n’a que 47 ans et se sent abattu, pétri d’angoisse au point, après avoir composé la Huitième, de refuser de composer une Neuvième d’où l’idée de se plonger dans autre chose qu’une symphonie. Ce que la transcription fait tant ressortir car ce Das Lied von der Erde est aussi, mais peut-être d’abord qu’un double concerto pour flûte et hautbois, la voix n’étant qu’un instrument supplémentaire. Les mots sont dépassés et la musique va bien au-delà. Elle seule est assez infinie pour se déployer gonflée de sanglots de nostalgie. Car les mots restent trop lourds encore du poids des sens et au mieux cloués de tristesse. Alors qu’on vole bien au-dessus de la tristesse. Une partition idéale pour la danse, mais la danse chorégraphiée par un chorégraphe de la trempe d’un John Neumeier, cela va sans dire.
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