Un texte de Samuel Beckett, mis en scène par Jacques Osinski
et présenté au Théâtre Sorano.
Quel plaisir de voir s’effondrer ce monde-là ! Ou, pour le dire avec les mots de Beckett : « Rien n’est plus drôle que le malheur… C’est la chose la plus comique du monde. » Mais ce monde va-t-il s’effondrer un jour ou ne cesse-t-il pas de menacer de le faire depuis la nuit des temps. Car quand la fin approche, c’est le début de quelque chose d’autre. Donc ça recommence. Peut-être même qu’il y a déjà des morts. N’est-ce pas une forme humaine, là, sur la chaise roulante, au milieu de la scène, sous le drap ? Et Clov, juste à côté, qui observe, attendant de voir bouger le drap, dans un questionnement suspendu, pareil à notre interrogation. Clov finit par regarder alentour, cherchant un soutien, une réponse. Rien. Silence.
Il faut mettre de la lumière. Il ouvre les rideaux de ces fenêtres si hautes qu’il faut un escabeau pour les atteindre. Faut-il en déduire qu’ils vivent dans une cave ? Ou bien que leur corps, de nature ramassée et flétrie, ont rapetissé avec le temps ? Ou encore que le monde n’est décidément pas à leur dimension ?
Quoi qu’il en soit, tout va de travers ici, même la démarche « raide et titubante » de Clov, l’unique personnage capable de mettre un pied devant l’autre, ou plus exactement un pied à côté de l’autre. Clov a une façon péremptoire de s’exprimer tout autant qu’indécise, comme si une graine, dans son esprit, n’avait pas tout à fait germé. Derrière Clov, se tient la figure d’un autre personnage de Beckett mais que l’écrivain n’a jamais inventé : Denis Lavant. Il faut l’avoir écouté et vu une seule fois pour avoir la ferme conviction que Clov est à sa mesure. Mieux. Que les écarts de Clov, que sa marginalité, que son ombre se calqueront à l’ombre de Denis Lavant.
Clov est le fils adoptif et l’homme à tout faire de Hamm, ce paralytique aveugle autant pétri de frustrations que de préciosité babillarde. Il prend son temps pour choisir les mots justes et les décocher nerveusement, spasmodiquement, comme si son corps retrouvait dans ce flot de paroles un ultime espoir de guérison. Frédéric Leidgens tire les ficelles de Hamm, et je crois sentir le souffle de Jean-Louis Trintignant mêlé au timbre de Laurent Terzieff. La fluidité de sa diction et de sa gestuelle, la grâce de son jeu font oublier que Hamm ne marche pas puisqu’il vole.
Avec Nagg et Nell, les vieux parents de Hamm, le tableau est complet. Nagg et Nell non plus ne peuvent se mouvoir normalement : ils ont perdu leurs jambes lors d’un accident de tandem et vivent dans deux poubelles, rebuts d’une famille qui n’en a plus l’apparence, devenus dépendants d’un infirme, lui-même esclave de son serviteur qui perd petit à petit sa mobilité. Chacun est affreusement seul et égaré et pourtant tous sont boulonnés au même manège qui n’en finit pas de tourner. Ces personnages burlesques, ces marionnettes accidentées vivent dans un temps cyclique où le passé figé, auréolé de félicité, donne l’impression de n’avoir jamais été. Il y a une faille en eux, mais ils gardent une candeur hybride et enfantine (1) comme les personnages des films d’Aki Kaurismäki. Désaccordés, ils cherchent du sens malgré tout. Ils s’obstinent. Et comme il ne se passe rien, comme ça n’avance pas, leur quotidien prend toute la place et submerge l’horizon baigné de gris. Le seul espoir vient des histoires qu’ils se racontent, mirages d’issues possibles, qui donnent l’illusion de pouvoir se réinventer. Mais personne n’écoute jamais vraiment et elles retournent au passé, identiques au va-et-vient muet d’une mer de solitude.
Cet espace clos bruisse des mots qui se crochètent les uns les autres pour finir par éviter la chute de justesse. On ne veut pas que ça cesse, accroché et fasciné comme devant le numéro d’un équilibriste. Et pourtant ça prend fin. Les lumières s’éteignent mais la pièce résonne encore de cette langue vertigineuse et sans équivalent d’un monde au bord de l’abîme, à la lisière de l’absurde.
(1) « Beckett a le souci de mettre en avant l’extra-sensibilité dans des corps qui ont oublié la tendresse, mais pas l’enfance. » Propos de Denis Lavant recueillis par Oriane Jeancourt-Galignani pour Transfuge, janv. 2023.
La dernière représentation de Fin de partie aura lieu le vendredi 08 mars 2024 à 20h au Théâtre Sorano. Il reste des places.
Rendez-vous sur le site ou par téléphone au 05 32 09 32 35 de 13h30 à 18h30.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire