Alberi Sonori (1), les racines qui brisent le béton, dont j’ai eu déjà l’occasion de vous entretenir (4), est un groupe musical constitué en 2010 en Italie à Larino dans la Région du Molise (2), non loin de Termoli port de plaisance vers les îles Tremiti (« les perles de l’Adriatique »), par Cinzia Minotti et Giuseppe Ponzo rejoints par Chiara Scarpone.
La source de leur répertoire, ce sont des morceaux traditionnels transmis par la tradition orale, « de bouche à oreille » comme l’on disait joliment autrefois, et issus de collectages, arrangés par les musiciens, sauf certains « intouchables », les musiques et les chants de l’Italie du Centre et Sud, toujours vivants et vivaces, qui narrent le vécu quotidien populaire.
Les compositions originales ont commencé avec la rencontre de la tante de Chiara, Anna Gina Constantino: cette Dame, mémoire vivante du village de Termoli, écrit des poèmes dans son dialecte, nourris de traditions ancestrales mais aussi de ses sentiments, personnels et engagés contre une modernité âpre au gain et destructrice de notre environnement, comme À Mamm dù vinde, La maman du vent sur le deuxième disque du groupe.
Huit ans plus tard, l’installation du trio de base à Toulouse, ville en pleine effervescence musicale et où il y a une forte appétence pour les musiques traditionnelles des pays latins, leur a permis d’acquérir une grande notoriété, avec toujours ses deux figures de proue, Cinzia et Giuseppe; Chiara (3), qui a beaucoup apporté aux harmonies vocales depuis le début, ne se produit plus sur scène avec eux, se consacre désormais aux arts plastiques, mais reste très présente pour accompagner le groupe dans son identité graphique et peaufiner sa communication.
Ce soir, la grande salle de spectacle du Centre culturel de Ramonville rebaptisé le Kiwi est archi pleine, nombre de Dames, italophones ou italophiles, se sont donné rendez-vous pour faire la fête avec leur groupe préféré : Alberi Sonori, qui présente ce soir sa nouvelle création Matizia.
La Matizia, dans le village maritime de Termoli en Italie, c’est le mauvais temps qui arrive soudainement. C’est une force qui s’empare des espaces et les redessine, dictant des règles toujours changeantes.
La Matizia tire donc son nom des tourbillons en bord de mer, petites tempêtes estivales qui ne durent pas longtemps mais chamboulent le paysage.
Anna Gina Constantino a composé le poème original spécialement pour cette création qui correspond à la maturité créative du groupe sur ce répertoire: preuve, s’il en était encore besoin, que la tradition orale n’est pas quelque chose de figé, mais une matière vivante à toujours ensemencer.
Des graines sont plantées dans une terre vibrante,
Les racines se nourrissent lorsque le chant des cigales résonne.
La voix est profonde, nouvelle et puissante.
Ces graines ont grandi, ce sont des Arbres maintenant.
Leurs fruits transmettent de l’énergie
et leurs branches regardent au-delà de l’horizon.
C’est l’âme d’une musique vivante.
L’ambiance est bonne enfant, c’est une joyeuse pagaille en attendant les musiciens, et celles et ceux qui n’ont pas prévu de danser tout de suite dans l’espace réservé devant la scène, ou n’ont plus l’âge pour cela, s’installent sur des chaises autour de tables de bar: on se croirait dans un bal populaire, et finalement c’est exactement de cela qu’il s’agit.
Mais dès que les tambours sur cadre de la Méditerranée et « il buttafuoco », le boutefeu qui porte si bien son nom (dans les Pyrénées, on l’appelle tun-tun ou tambourin à cordes) résonnent, que l’éclairagiste inonde la scène de ses éclairages psychédéliques avec stroboscopes et éclairages tournants, on se croirait aussi dans un concert de rock…
L’âme du groupe c’est Cinzia Minotti, aux voix, tambours sur cadre de la Méditerranée, tun-tun, petites percussions traditionnelles, épaulée par Giuseppe Ponzo, multiinstrumentiste, qui, outre de la guimbarde, des flûtes traditionnelles en bois et PVC, et de l’orgue, joue de la guitare battente, chitarra battente, ce terme italien signifiant littéralement « guitare frappée », dont la table d’harmonie est plus étendue due la caisse. (en français on peut trouver cet instrument sous les noms de guitare à dos bombé, guitare à la capucine ou guitare bateau), de la lira calabraise, une lira du sud de l’Italie, arrivée sans doute sous l’influence des Byzantins ou des Vénitiens, piriforme et a trois cordes, de la mandole, un instrument de musique à cordes et à manche du Moyen Âge, avec 3, 4 ou 6 cordes en forme de demi-poire, plus petit que le luth, plus grand que la mandoline (mais qui produit un son plus aigu), dont on joue avec les doigts ou avec un plectre ou médiator, également connue sous les noms mignons de gallizona ou de gallichon.
Les harmonies vocales, de Cinzia Minotti et Valeria Vitrano (voix, tun-tun, tambours sur cadre, percussions), bientôt rejointes pour la tournée par Livia Giaffreda (voix, tambours sur cadre, percussions), donnent à ce groupe toute ses couleurs uniques et envoutantes.
Peppe Ponzo est la cheville ouvrière musicale du groupe avec ses arrangements instrumentaux et sa polyvalence aux instruments. Cinzia Minotti, discrète dans la vie de tous les jours, se révèle sur scène une petite tornade blanche qui entraine le groupe dans un tourbillon de rythmes et de mélodies, comme la Matizia justement, ce phénomène météorologique qui balaie les plages de sa région natale, qui bouleverse le paysage du font de mer mais qui ne dure pas longtemps; contrairement à la musique du groupe dont les vibrations résonnent encore dans les corps du public et les mélodies dans les têtes, une fois les concerts terminés.
Matizia
Matizia c’est le paysage sonore de cette nouvelle création où la musique traditionnelle du Sud de l’Italie s’interroge sur sa force, la manière dont elle a évolué au fil du temps. Un grand espace s’ouvre, vers un son contemporain empreint de la transe que porte souvent en elle cette musique, à danser ou à écouter.
Lu Palommo la Palummella
Le chant, comme une broderie d’art populaire, est porté par trois voix de femmes. Des bases instrumentales épurées, bourdonnantes ou mélodiques, un corps poly-percussif puissant, instruments à corde et à vent, italiens ou occitans, se rencontrent ou se recroisent au fil du temps.
Les musiques traditionnelles qu’adaptent le groupe sont avant tout rythmiques, tarentelle calabraise, pizzica des Pouilles, tammurriata de Campanie, des danses traditionnelles, comme cette mataresa grotesca:
Mataresa grotesca
Le programme alterne 7 morceaux de la nouvelle création, y compris une reprise d’une chanson de Rosa Balistreri, (probablement la plus grande chanteuse sicilienne du XX° siècle, qui a interprété des chefs-d’œuvre de l’inconscient populaire): Vinni a cantari all’ariu scuvertu, une sérénade, presque plaintive, particulière dans son genre puisqu’elle se termine par une menace, « Je vais prendre un couteau et m’ouvrir la poitrine »; mais aussi 4 reprises de l’ancienne. Dans l’ordre du concert:
1. Pizzica pizzica (nouvelle création)
2. Lu Palomm la Palummella (nouvelle création)
3. Tammurrita alla bella figliola (ancienne création)
4. Matarrese grottesca (nouvelle création)
5. A Matizie (nouvelle création)
6. Tammurriata dell’Avvocata (ancienne creation)
7. Vinni a cantari all’ariu scuvertu (nouvelle création)
8. La Zamara (ancienne création)
9. Nistanimera (nouvelle création)
10. Si lu la vole (nouvelle création)
11. Pizzica di San Vito (ancienne création).
La Matizia ou tempête envoûtante, ce titre correspond parfaitement au débit torrentueux du groupe qui tourne à la tempête marine et à la bourrasque, et nous emporte dans son sillage. On ne s’en lasse pas et, contrairement au phénomène météorologique, on voudrait que cela continue encore et encore.
On pourrait dire qu’Alberi Sonori a inventé le new punk (leur slogan c’est Tarentella is the new punk): je me rappelle de l’irruption du punk dans le rock-and-roll, où le public en délire « pogotait », dansait sur place à en perdre la tête. Ce genre musical dérivé du rock, dont les musiciens trouvaient que celui-ci s’était embourgeoisé et avait perdu son énergie brute pour (trop) se sophistiquer, est apparu au milieu des années 1970 en Angleterre avec les Sex Pistols, les Clash, et les Ramones aux USA.
Je me souviens de Georgio Gomelsky, manager des Yardbirds, puis des Rolling Stones à leurs débuts, avant de venir en France au début des années 70 à la recherche de groupes de rock européens, et de produire quelques-uns des meilleurs disques de Magma, le groupe de Christian Vander: il était même allé en Espagne et en Italie à la recherche de la perle rare. Mais Alberi Sonori n’était pas encore né, de même que ses musicien.ne.s…
Aujourd’hui, j’attends avec impatience la sortie fin février de leur nouveau disque TaranTolosa (Tarentule de Toulouse) avec Cinzia Minotti (voix, tambours sur cadre), Peppe Ponzo (guitare battente, lira calabraise, mandoline, flûte harmonique), Chiara Scarpone et Valeria Vitrano (voix), Charlotte Espieussas (accordéon chromatique, voix, tun-tun) Matteo de Bellis (guimbarde); et leurs prochains concerts où je pourrai aller danser la tarentelle (2).
En sortant du concert, il m’est revenu que ma grand-mère Eugénie quand elle était d’humeur joyeuse, se mettait à esquisser des pas de danse en chantonnant:
Tarentelle, tarentelle
Tarentelle, tarentelle
Fait danser, fait danser
A ton rythme cadencé
Toutes les jolies demoiselles
Volent, volent jolis jupons
Et coulera l’eau sous le pont
Et chantera la tourterelle
Tarentelle, tarentelle
Tarentelle, tarentelle
Fait danser, fait danser
A ton rythme cadencé
Toutes celles toutes celles
Qui ne sont plus demoiselles
Envolés les jolis jupons
Et l’eau a coulé sous les ponts
Mais chante encore la tourterelle
Tarentelle, tarentelle
Tarentelle, tarentelle
Fait danser, fait danser
Tous ceux et toutes celles
Qui ont le cœur en balancelle
Qui ont le cœur en balancelle.
PS. le disque TaranTolosa sera disponible à partir de février sur le site.
Pour en savoir plus :
1) Le Molise est la région italienne la plus récemment créée, après avoir fait partie de la région des Abruzzes et du Molise jusqu’en 1963. C’est une région de statut ordinaire située dans le sud de l’Italie. Campobasso est la capitale régionale. Le Molise borde les Abruzzes au nord, le Latium à l’ouest, la Campanie au sud-ouest et les Pouilles au sud-est. Il est baigné par la mer Adriatique à l’est.
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Prochains concerts: La Bastide de Sérou, le 19 avril à la Scène des Musiques Actuelles Art’Cade, etc. etc.
Toute les dates sont sur le site.
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Je suis née au Sud de l’Italie, dans un port au bord de la mer Adriatique.
Là-bas, on ne sort pas les après-midis d’été parce qu’il fait trop chaud. Le mauvais œil peut te rendre malade et il y a une statue de la Vierge dans presque chaque maison.
Là-bas, l’ennui est féroce. Pour y survivre, les gens racontent des histoires, contes et légendes ; ils chantent des chansons qui se transforment en passant de bouche à oreille. Cela constitue l’identité commune du village. J’ai toujours été fascinée par le pouvoir hypnotique de la tradition orale. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’elle méritait une attention particulière qui trouverait son expression dans ma pratique artistique.
Mon identité graphique s’exprime la plupart du temps par des techniques de soustraction, par exemple à travers le scratchboard, dans lequel je gratte le noir pour faire surgir les images qui hantent mon univers.
La linogravure me permet de graver une trace dans la matière. Sa reproductibilité grâce à l’impression implique un processus de répétition obsessionnelle de signes et de symboles que je me suis appropriés et qui proviennent autant de l’art rupestre que du graffiti. Le dessin a toujours été mon moyen d’expression préféré. Mon intention est d’aller au-delà de la dimension narrative de ce médium et de l’explorer au maximum de son potentiel en touchant à d’autres formes d’art visuel comme l’installation, la photo et la performance.
Je suis à la recherche des manifestations de l’inquiétude humaine, dont l’anthropologie et la culture populaire expriment la richesse. C’est un terrain fertile, dans lequel la tradition orale, la magie, la puissance des symboles, la violence castratrice de la religion ont traversé les temps pour s’installer dans le nôtre.
Je traduis à travers le dessin ce profond intérêt pour l’anthropologie avec l’intention de partager mes interrogations :
Pourquoi et quand les êtres humains ont-ils eu besoin de développer la pensée symbolique ? Pourquoi cherchons-nous des réponses ? Comment ce sous-bois de symboles et de croyances coexiste-t-il avec notre époque ?
Quand je me promène en observant la beauté malade de la ville, rassurée par le confort de la modernité qui m’entoure, je me demande où se cachent nos peurs ancestrales : la mort, l’inconnu, la peur du féminin. Et en marchant, je regarde mon ombre et je me laisse surprendre par cette silhouette qui conserve quelque chose du singe…un singe avec une grande imagination.
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