C’est dans le cadre du Cycle Les Grands Interprètes que Tugan Sokhiev est à la Halle à la direction du Mahler Chamber Orchestra. Les trois œuvres au programme pour ce lundi 26 février à 20h sont le Concerto pour violoncelle et orchestre de Dvorák avec pour soliste Kian Soltani et des extraits du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev. En ouverture, il a été rajouté, on s’en félicite, de Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune.
D’aucuns se souviennent de ce concert le soir du jeudi 30 octobre 2003 ! mais oui, il y a douze ans, jour pour jour !! quand un jeune chef a pris possession pour la première fois de l’Orchestre du Capitole et ce, pour diriger les suites n°1 et n°2 d’un certain Romeo et Juliette du compositeur russe, interprétation qui nous avait très favorablement interpellés, tout autant que les musiciens. C’était en pleine quête d’un successeur à Michel Plasson, et le jeune chef était, bien sûr, Tugan Sokhiev. Il présidera les destinées de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse en tant que directeur musical de 2008/09 jusqu’au dimanche 6 mars 2022 où il démissionne.
Prélude à l’après-midi d’un faune
« Ces dix minutes de musique géniale …ouvrent une ère nouvelle : avec elles, commence la musique moderne. »
Harry Balbreich – biographe de C. Debussy
« Mon œil, trouant les joncs, dardait chaque encolure
Immortelle qui noie en l’onde sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel de la forêt
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Dans les clartés et les frissons, ô pierreries ! »
Stéphane Mallarmé : L’après-midi d’un faune
Les vers de Mallarmé lui furent inspirés par le tableau de Boucher, vers dont la lecture sera la source d’inspiration de Debussy pour cette pièce.
Elle fut écrite en 1892 et créée le 22 décembre 1894. C’est juste par ces quelques mesures que le génie “debussyiste“ s’imposa pour la première fois, reléguant loin derrière ses premiers écrits. Moins de dix minutes, mais presque deux ans pour l’écrire. Au départ, était envisagé de composer une “symphonie sur l’après-midi d’un faune“, en trois parties intitulées : Prélude, Interlude et Paraphrase finale. De tout cela, ne restera que le Prélude.
Malgré la taille réduite de l’orchestre, des sonorités inhabituelles entretiennent le climat de raffinement dans lequel baigne l’œuvre. Les mélodies de l’égipan amoureux, qui rappellent plutôt la musique des origines quand elle était jouée par les pâtres et les paysans, sont confiées non seulement à la flûte, mais aussi aux autres instruments à vent, hautbois et clarinette. Quand la flûte entame son solo, l’auditeur doit se demander inconsciemment comment le reste de l’orchestre pourra relier ces mélodies indécises, qui paraissent suspendues dans le vide. Le musicien apporte à la question des réponses plutôt déconcertantes. L’ombre alterne avec la lumière tandis que les vents se perdent en des mélodies qui semblent se replier sur elles-mêmes, à l’image du faune indolent. Après quelques élans qui semblent d’heureux moments de répit, le Prélude s’achève dans la lassitude et se perd dans le silence, un dénouement que les sonorités irisées du début laissaient déjà entendre. Ainsi Debussy rejoint-il la “musique du silence“ dont rêvaient les poètes symbolistes de sa génération.
Concerto pour violoncelle n°2 en si mineur, op.104
I Allegro
II Adagio ma non troppo
Finale : Allegro moderato durée totale : environ 40’
Le soliste du concerto sera Kian Soltani : Né à Bregenz, en Autriche, en 1992, dans une famille de musiciens persans, Soltani a commencé à jouer du violoncelle à l’âge de quatre ans. Salué par le Times comme un « remarquable violoncelliste » et décrit par Gramophone comme « une pure perfection », le jeu de Kian Soltani se caractérise par une profondeur d’expression, un sens de l’individualité et une maîtrise technique, ainsi que par une présence charismatique sur scène et une capacité à créer un lien émotionnel immédiat avec son public. À la trentaine, il est aujourd’hui invité par les plus grands orchestres, chefs d’orchestre et promoteurs de récitals du monde, ce qui l’a propulsé du statut d’étoile montante à celui de violoncelliste parmi ceux dont on parle le plus aujourd’hui. Il tutoie déjà les plus hautes cimes, invité dans les plus grandes salles de concerts, dirigé par les plus grands chefs et sollicités en tant que récitaliste par les plus grands. Il fait, comme on dit, partie de la cour des violoncellistes au sommet.
Quelques mots sur ce monumental concerto.
Effectif orchestral habituel : les bois par deux ; 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 1 tuba ; timbales ; pupitres de cordes.
Lorsque Antonín Dvorák visite en 1893 les chutes du Niagara, il reste à les regarder, raconte son secrétaire Kovarik, pendant cinq bonnes minutes, puis il s’écrit : « Mesdames et messieurs, voici une symphonie en si mineur ! ». Les cahiers du compositeur contiennent effectivement des notes relatives à cette symphonie, qui ne fut toutefois jamais écrite. La tonalité de l’œuvre et l’époque de sa conception laissent pourtant supposer que Dvorák utilisa ces esquisses pour une autre partition, que son ami le violoncelliste Hanus Wihan lui avait commandée : le Concerto pour violoncelle en si mineur.
A vrai dire, Dvorák ne souhaitait pas écrire de concerto de ce genre, considérant que le violoncelle ne constituait pas un instrument soliste. Même si, finalement, ce n’était pas sa première tentative puisque dans le catalogue de ses œuvres assez compliqué à mettre au point, il existe bien un Concerto pour violoncelle n°1 datant de 1865. Et d’autres pièces écrites pour cet instrument. Le résultat vient cependant infirmer ce préjugé, même si la partition reçut sa part de critique comme son accueil à Paris quelques années plus tard. Ecrit en quatre mois, de novembre 1894 à février 1895, le concerto fut la dernière œuvre de son auteur composée aux États-Unis. Mais aussi la dernière œuvre orchestrale de Dvorak qui n’est pas de façon explicite associée à une histoire. On se pose toujours la question si le compositeur s’était inspiré de la musique populaire américaine dans son Concerto, comme ce fut le cas pour quelques-unes de ses œuvres composées aux Etats-Unis. Mais Dvorák lui-même a fermement démenti cette hypothèse. Le Concerto pour violoncelle n°2, op.104 est bien une œuvre tchèque à part entière.
Si on fait un peu l’historique du concerto depuis le début du XIXe siècle, cette forme de composition a suivi une rapide évolution. Encore influencé par la musique de divertissement du temps de Mozart et de Haydn, le genre reçut un traitement proprement symphonique avec Beethoven. La génération suivante, celle de Liszt, Chopin et Paganini, lui donna des dimensions grandioses en privilégiant la virtuosité. Avec le Concerto pour piano et le Concerto pour violoncelle de Robert Schumann, tous deux empreints d’une atmosphère d’une certaine gravité, et les concertos pour piano de Johannes Brahms, le concerto de Dvorak se situe au terme de cette évolution, à l’image des concertos pour violon de Tchaïkovski et de Sibelius, sans oublier le Concerto pour piano de Grieg.
Dvorak renonce à l’opposition traditionnelle entre l’instrument soliste et l’accompagnement de l’orchestre. Selon cette formule, l’orchestre intervenait surtout au moment de la reprise des thèmes, quand le soliste s’accordait un moment de répit. Chez Dvorák, la partie de violoncelle est intimement associée à la partition de l’orchestre et elle relève, en même temps, des plus hautes exigences techniques, sans jamais verser dans la pure acrobatie.
Juste quelques mots sur les trois mouvements d’une œuvre qui dure environ quarante minutes, une durée peu commune pour un concerto, et qui commence avec une marche élégiaque et sombre en si mineur, qui donne l’impression pendant quelques mesures d’un mouvement lent. Bien que le concerto contienne peu des américanismes évidents présents dans la symphonie “Nouveau monde“ le deuxième thème principal, une mélodie glorieuse, est peut-être inspirée du chant de Noël afro-américain “Go tell it on the mountain“, la composition du concerto couvrant la fin de l’année 1894. Le deuxième mouvement est un choral pastoral brusquement interrompu à sa reprise par une marche funèbre. Marche elle-même interrompue par les bribes d’une chanson, presque certainement une référence au lied “lass mich allein“ – Laissez-moi seule – tiré des chants d’amour d’un opus, 82, du compositeur. Et si on cherche plus loin, mélodie écrite, paraît-il, pour sa belle-sœur mourante dont il aurait pu être amoureux, en son temps !! celle-ci décède au printemps 1895 ce qui aurait décidé le compositeur à modifier la fin du troisième mouvement en ajoutant une coda étonnante et évocatrice, remplie de références aux oiseaux, aux paysages paradisiaques et, une fois encore, incluant un autre fragment du monde langoureux de “lass mich allein“ avec ses sauts d’octave impressionnants.
Drame personnel ou pas, le concerto plaît, et même si c’est un des concertos les plus longs, il fait partie du répertoire de tout violoncelliste soliste de talent, et constitue bien une œuvre attirant les foules dans les salles de concert.
En cela, les qualités remarquées de la partition de ce concerto sont en phase avec le personnage tel qu’il est connu, tel qu’il est décrit. La personnalité du musicien tchèque associait la modestie de sa nature et les impulsions les plus fantasques. C’était un brave père de famille et un “honnête“ musicien. Mais dans ses meilleures œuvres – et le Concerto pour violoncelle en fait partie – son inspiration le portait vers des audaces mélodiques les plus saisissantes constituant bien le propre de son écriture. Après l’œuvre pionnière de son compère Smetana, il a jeté définitivement les bases d’une musique nationale tchèque et, plus encore, il a insufflé à la musique occidentale une tonalité proprement tchèque.
A la mort du compositeur en 1904, un dernier hommage lui sera rendu par le Conservatoire de Paris qui inscrit le premier mouvement du Concerto op.104 comme pièce imposée au concours de violoncelle. Tandis que la seule et unique édition du Concours de violoncelle de la ville de Toulouse en 1998 verra dans son épreuve finale le concours gagné par Gautier Capuçon qui interprète ce même concerto. Le deuxième prix, rebelote, c’est encore Dvorák !!!
Tout n’a pas été toujours aussi simple pour les œuvres de Dvorák, et plus particulièrement à Paris en ce début de XXe siècle. C’est ainsi que le grand violoncelliste Pablo Casals a refusé d’interpréter le fameux concerto le 26 janvier 1913 en plein désaccord avec le chef d’orchestre Gabriel Pierné qui avait osé insulter la partition devant le soliste, et ce durant les répétitions. Il y aura même procès que le musicien …perdra ! Pablo Casals admire ce concerto, et l’interprètera durant toute sa carrière, mais c’est sa compagne Guilhermina Suggia qui le fera découvrir aux parisiens en 1908 à la Salle Gaveau, défiant le qu’en-dira-t-on qui, pour des raisons de pudeur ! considérait que les femmes ne devaient pas jouer du violoncelle ! Avec sa comparse, Marguerite Caponsacchi, premier Prix du concours du Conservatoire de Paris en 1904, elles vont faire taire les critiques et mettre leur art au service de la musique.
Serge Prokofiev : Roméo et Juliette, extraits des Suites 1 et 2
En 1934, à propos de la musique de son ballet, Prokofiev publie dans un journal national Izvestia, un article intitulé Chemin de la musique soviétique : « On pourrait qualifier la musique dont on a besoin ici de « facile et savante », ou de « savante mais facile » … Avant tout, elle doit être mélodique…La simplicité ne doit pas être une simplicité passée de mode, mais une simplicité nouvelle. » M. Dorigné, Serge Prokofiev, Fayard, 1994, p. 419
Concernant la composition de l’orchestre, il s’agit d’un groupe spécifique “de Prokofiev“ : timbales et grandes batteries fournies, 2 harpes, 2 mandolines ?, piano et cloches (les fameuses cloches, souvenir de celles de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod, berceau de son enfance). Les bois sont par trois, saxophone ténor, les trombones et les trompettes par trois aussi, cornet à pistons, quatre à six cors, le tuba, les pupitres de cordes (60)
Prokofiev tira une série de douze Pièces pour piano, et, tira aussi de la musique du ballet, trois Suites pour orchestre. Mais, rien ne vaut la partition en entier. Le ballet intégral est de 145 minutes environ, en trois actes et comporte 52 numéros !! C’est dans ces numéros que Prokofiev a déterminé ses deux Suites les plus prisées mais, la plupart des chefs d’orchestre maintenant, décident de leur programme et même ne respectent plus une certaine chronologie dans l’histoire. Toutefois, aucun, à ce jour, n’a osé encore faire commencer l’œuvre par, la mort des deux jeunes amants !!
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