Derniers jours pour, encore une exposition au Musée Les Abattoirs, osons le mot, exceptionnelle. Consacrée au dernier pan de la vie d’Alberto Giacometti, intitulée « Le temps de Giacometti, 1946-1966 », elle est captivante de par son contenu d’abord, et par la scénographie qui situe bien l’artiste pleinement dans le temps imparti, artiste emblématique de cette portion du XXè siècle.
Mêlant sculptures, peintures, gravures, photographies et documents d’archives, elle invite à une plongée dans ces années essentielles pour la compréhension des mutations artistiques et intellectuelles de l’après-seconde guerre mondiale. D’autant que l’expo se complète par un bouquin-catalogue qui se révèle indispensable de par sa rédaction et son iconographie. Il faudrait parcourir l’exposition avec l’ouvrage à la main. Pas évident mais, je le redis : indispensable.
On découvre alors le petit cercle rapproché des amis de l’artiste, la nature des différents cercles artistiques, les photographes, les écrivains, les philosophes, toute une nouvelle génération d’intellectuels, du surréalisme finissant avec sa radicalité et les angoisses de l’époque (expo déjà donnée ici même) à l’engagement existentialiste naissant. Mais l’homme qui marche, il marche, nuit et jour. Et la nuit compte autant que le jour. Les milieux un tant soit peu, interlopes, l’attirent, semblent le fasciner. En tous les cas, lui sont indispensables.
Ce sont ses sculptures, c’est vrai qui attirent le plus son public. Et pourtant, sont-elles…belles ? Lui-même, ne disait-il pas : « Si je fais de la sculpture, c’est que je n’y comprends rien. J’aimerais bien comprendre et m’en débarrasser une bonne fois pour toutes. » Et sculpter avec ses mains, des mains impressionnantes que certains décriront comme « les mains de l’ogre et les mains de l’ange » (Olivier Cena) dotées du pouvoir de « pétrir la matière et caresser le Monde. » Des mains qui accompagnent un physique particulier avec ce visage marqué, « très marqué de rides profondes, les paupières tombantes et les poches qui lui donnent un air pensif. »
Et si l’on s’attarde sur ses sculptures, on peut se poser la question : que voit Giacometti ? « Jusqu’en 1925, disait-il, malgré mon intérêt pour l’art moderne, ce qui m’intéressait c’était la vision du monde extérieur. En 1925, je me suis rendu compte qu’il m’était impossible de reproduire une tête. Influencé par l’art moderne, j’ai subi une évolution. J’ai été successivement exotique, surréaliste, abstrait. En 1935, ayant tout oublié, j’ai éprouvé le besoin de faire des études d’après nature. » Auparavant, il avait rejoint Paris, encouragé par son père, et suivit les cours d’Antoine Bourdelle à la Grande Chaumière. Un père, Giovanni, figure marquante de la scène artistique suisse du début du XXè, peintre postimpressioniste, éclipsé par ses deux fils Alberto et Diego, mais dont la palette avait su plaire à un collectionneur suisse qui avait acheté jusqu’à 28 de ses toiles au début des années 20.
Remarquons que l’exposition à Toulouse a pu se réaliser grâce à l’étroite collaboration de la Fondation Giacometti et sa Directrice de l’Institut, Catherine Grenier ainsi que de la directrice scientifique Émilie Bouvard. Et sachons que, bientôt, soyons fous !! la Fondation Giacometti aura son musée au cœur de Paris, dans un nouvel espace qui permettra de mettre en évidence, régulièrement, une partie de la collection d’une exceptionnelle abondance avec près d’une centaine de peintures, un demi-millier de plâtres , des centaines de bronzes, des milliers de dessins, gravures et archives, tout ça dans une édifice connu de tout voyageur ou presque puisque c’est le Terminal désaffecté d’Air France aux Invalides, bâtiment construit pour l’Expo universelle de 1900.
On peut penser au petit buste de son frère Diego qu’il sculpta en 1914. Il a 13 ans. Il disait alors avoir réalisé une œuvre parfaite. Elle était en pâte à modeler. Comme Picasso, Alberto est alors un enfant surdoué, et toute sa vie de sculpteur, toute son énergie, tout son travail semblent tendre ensuite vers cet objectif : retrouver le génie de l’enfance, la vision de l’enfance, la vérité de l’enfance. Jean Genet, mais oui, le pensionnaire à tout juste 16 ans de la Colonie agricole pénitentiaire de Mettray écrira : « Je ne pense pas qu’Alberto Giacometti ait porté une fois, une seule fois de sa vie, sur un être et sur une chose un regard méprisant. » Remarque rejointe par la suivante de Giacometti regardant Genet avec stupéfaction et murmurant : « Comme vous êtes beau. » Puis, ajoutant cette constatation qui émerveille notre écrivain encore plus : « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins. »
Il est intrigant de savoir que Genet et Giacometti pouvaient avoir des discussions, sur, entre autres, les figurines féminines sculptées dans ce fameux atelier, “improbable“ s’il en fut, de la rue Hippolyte-Maindron, au 46, ce lieu dans lequel, au fil des ans, de 1926 jusqu’à sa mort, les sculptures inachevées commencent à s’allonger au milieu d’un désordre, de la poussière, des tableaux ébauchés, de la pénombre, il travaille beaucoup la nuit, dans la fumée permanente de cigarette, des outils maculés de peintures et de plâtre, d’une odeur caractéristique, ce lieu que Genet décrira sur des pages et des pages comme un “temple“. Un lieu occupé aussi par son frère Diego, un tandem inséparable, lieu qu’il quitte régulièrement pour fréquenter tout aussi régulièrement l’opposé, à savoir, non pas un bouge, ou un clandé, un lupanar mais tout le confort d’une maison close de luxe appelée Le Sphinx qu’il fréquentera jusqu’à sa fermeture administrative en 1946, y retrouvant en toute quiétude des amis et des “poules“ (dixit Alberto G.) attitrées. La liste des habitués de l’endroit en ce temps-là fascine.
Tout cela nous démontre, si c’était nécessaire, la qualité de l’environnement humain du sculpteur, mais plus que sculpteur. D’un autre côté, par Jean-Paul Sartre, ami très proche, on peut aller jusqu’à Jean Genet dont on se plaît à remarquer que de son écrit intitulé L’Atelier d’une trentaine de pages, atelier bien sûr d’Alberto, Picasso dira que c’était le meilleur essai sur l’art qu’il eût jamais lu. Saisissant de savoir les liens qui unissaient le sculpteur et l’écrivain au passé fulminant. Ce dernier découvre avec Giacometti la laborieuse recherche de la perfection dans les arts plastiques. Il fut pour Genet un haut exemple d’intégrité artistique pour lequel il éprouvait un enthousiasme sans limites. Il demandera à Giacometti de lui illustrer sa pièce Le Balcon. Giacometti fit quatre dessins et trois tableaux de Genet entre 1954 et 1957 et pour celui de 1955, au Centre Pompidou, Genet posa quarante jours, dans l’Atelier !
Remarque : En 1951, c’est sa première exposition à la Galerie Maeght à Paris, galerie mythique et la salle 4 de l’expo reproduit la scénographie qu’il a lui-même conçue alors en ce lieu. En 1961, il va réaliser les décors de la pièce de théâtre En attendant Godot de Samuel Beckett.
Un peu d’actualité, tout de même, avec les dernières ventes aux enchères de pièces d’Alberto en relation avec sa passion pour l’Égypte antique qu’il découvre dans les salles du Musée archéologique national de Florence. En 1956, il affirmait : « Même si j’allais en Égypte, je ne crois pas que j’éprouverais plus de sensations. » Voici une version en plâtre noir de sa lampe égyptienne anciennement nommé Toutânkhamon qui se retrouve adjugée au-delà du demi-million d’euros !! et le même jour, c’est un modèle en bronze à patine noire de son lampadaire Grande feuille qui subit le même sort ! Il est tout aussi intéressant de noter qu’il a consacré plus de la moitié de sa production de lampes à un certain Jean-Michel Frank, illustre décorateur Art Déco, voisin de palier d’un couple fortuné de collectionneurs, mais tout cela donc, avant la période qui nous occupe aux Abattoirs. Couple qui a pu entrer en possession de pièces mythiques auprès d’Alberto. L’une, vendue en décembre 2023, intitulée l’Albatros ou Oiseau a frôlé les ……4 millions d’euros ! Profitons au mieux de ce que l’expo nous offre au regard. « Pour sculpter le regard, il suffirait simplement de sculpter l’œil, la forme de l’œil. » Alberto Giacometti.