Nils Frahm, pianiste et compositeur berlinois de renommée mondiale, sera sur la scène de la Halle aux Grains le 18 novembre prochain. Notion d’échec, break avec un album, essence de l’humanité, musiques de film… L’artiste nous a accordé une balade à travers l’art. Le sien d’abord, mais pas seulement. Son truc, mélanger les genres.
Culture 31 : Vous avez travaillé dans un magasin de disques. Qu’est ce qu’on y apprend sur la manière dont les gens consomment la musique ?
Nils Frahm : C’était il y a longtemps. J’avais peut-être 17 ou 18 ans, et il n’y avait pas de plateformes de streaming comme Spotify. Donc les gens achetaient encore des CDs et c’était intéressant. Je prenais les CDs que j’aimais chez moi, je les écoutais, puis je les ramenais. Les gens qui avaient plus d’argent venaient à la boutique pour écouter des albums et en acheter pour une grosse somme. J’étais toujours choqué de voir combien les gens étaient prêts à mettre pour quelques albums. Pour trois albums, tu en avais pour 100 euros ou quelque chose comme ça. Peut-être que ça m’a impressionné et que c’est pour ça que j’ai voulu devenir musicien moi aussi !
Le mélange de la musique classique et de la musique électronique est votre marque de fabrique. Ne pas se mettre d’étiquette, est-ce se mettre une autre étiquette ? Par exemple, celle de l’artiste éclectique.
Dans tous les cas, j’aime la musique éclectique. J’aime la musique qui se produit dans son propre espace, pour ainsi dire. Cette musique qui n’est qu’une île, qui n’est pas reliée à grand-chose d’autre. C’est pourquoi le fait d’avoir mon propre label est vraiment merveilleux. Je peux maintenant regarder et soutenir les gens qui ont du talent pour faire ce type de musique. C’est génial.
Dans une interview donnée à Clash en septembre 2022, vous dîtes : « Les gens ont constamment le pistolet sur la tempe, craignant que leur chanson ne soit pas assez écoutable, ou qu’elle soit trop ceci ou trop cela ». Votre crainte, c’est que votre musique soit trop quoi ?
C’est dur de répondre. En général, j’essaie de ne pas avoir peur de la musique, parce qu’il n’y a aucune raison d’en avoir peur. Je ne crains pas de ne pas servir l’idée que l’on se fait de la musique ou de ne pas vraiment me connecter à ce qui existe déjà et à ce qu’est la chanson. Parfois, par habitude, vous commencez à faire certaines choses qui ne sont pas purement honnêtes. Et il est impossible de toujours faire une musique honnête.
Par moment, il suffit de s’entraîner, d’essayer, d’échouer et ainsi de suite. C’est comme la pêche. Dès fois, on va à la pêche et il n’y a pas de poisson. Vous restez assis et vous attendez, mais rien ne se passe. Puis parfois, il y a un poisson qui mord et c’est aussi un peu une question de chance. C’est mieux si vous êtes tous les jours dans le studio. Et vous essayez, vous essayez. Par instants, on se demande si on a encore cette chance, si on a encore de la chance en studio. Ou peut-être que vous avez changé en tant que personne, et que vous êtes devenu inconscient ou dans l’ignorance de cette inspiration qui a besoin de vous trouver.
Globalement, vos albums ont été acclamés par la critique, tout comme le public. Que ressent-on lorsque l’on sait que notre talent est quelque chose d’admis ? Avez-vous l’impression de ne plus avoir le droit à l’échec ?
Je ne devrais pas faire un mauvais album. Personne ne devrait faire un mauvais travail. C’est grâce à la pratique et à de nombreux facteurs que je peux faire ce que je fais. Il est aussi un peu plus improbable que j’échoue complètement aujourd’hui qu’avant, parce que je suis honnêtement un meilleur musicien qu’il y a dix ans, parce que j’ai maintenant plus d’expérience.
Je pense donc que les gens seront toujours curieux de savoir ce que je ferai ensuite. Je pense aussi que le mauvais pas serait d’être célèbre pour être méchant avec les enfants et les chats. L’échec serait que les gens me parlent de ma vie privée. L’échec serait que l’on s’intéresse plus à ce que je dis quand je suis ivre qu’à ce que je fais musicalement. Mais tout le reste n’est que de l’art et comporte des risques.
Et bien sûr, l’art doit être perçu par quelqu’un d’autre. Je peux faire un morceau que je trouve bon, que j’aime vraiment, mais que le public trouverait ennuyeux ou mauvais. C’est pourquoi je ne suis pas du tout opposé à la critique. Je m’attends également à ce que les gens n’aiment pas ma musique. Vous avez dit que mes disques étaient appréciés par le public, mais il y a aussi un grand nombre de personnes qui n’aiment pas du tout ce que je fais. Et c’est aussi une bonne chose. C’est très important.
Alors, il n’y a pas d’échec ou d’erreur dans l’art ?
Je pense que le concept d’échec prend vie quand vous commencez à y penser. Vous pouvez aussi clairement jouer une fausse note dans une chanson ou pendant un concert. Et les gens diront « oh, il y a eu une erreur ». L’échec, c’est ce qui n’est pas censé se produire.
L’échec se matérialise donc à travers un aspect pratique, comme une fausse note ?
Même une exécution parfaite peut comporter des problèmes. Et ce n’est pas que tout le monde soit à l’abri de l’erreur, mais peut-être que je n’ai pas vraiment peur d’en commettre une parce que je pense qu’elles sont inévitables. Je ne pense pas non plus que j’en étais à l’abri jusqu’à présent. Je dois donc veiller à ne pas être la source d’échecs, car les gens me connaissent désormais, etc. Je pense que si vous êtes un être humain, vous faites des erreurs.
Donc, si nous prétendons ou essayons de ne pas en faire, en ferons-nous quand même ? Probablement. Mais je pense que ce n’est pas un problème. Les échecs ne sont pas un problème. Ce qui est un problème, c’est de faire de l’art horrible ! Je dirais même que c’est un problème parce que l’on est privilégié en tant qu’artiste. Les gens vous apportent de la nourriture et se soucient de vous, mais vous ne faites rien d’utile pour la société.
Vous ne sauvez personne. Vous n’êtes pas un policier qui sauve quelqu’un. Vous n’êtes qu’un artiste. La chose la plus horrible est donc de faire une œuvre d’art vraiment pathétique et mauvaise. Et je pense que c’est ce que j’ai fait. Et si c’est bien le cas, je suis heureux que les gens ne m’aient pas trop critiqué pour ça. Je pense qu’ils ont été assez indulgents et aimables pour réagir avec gentillesse et bienveillance, même à mes œuvres les plus anciennes.
Votre album « All Melody », sorti en 2018, a par ailleurs une très belle longévité. Vous l’avez même joué pendant deux ans à travers le monde, de Sydney à Paris en passant par New York. Quel rapport entretenez-vous avec ce projet aujourd’hui ?
Nous sommes en bons termes mais nous vivons séparément. « All Melody » vit dans le passé et moi dans le présent. On s’est un peu séparés pendant un moment. Je pense que c’est une bonne chose, car nous avons passé beaucoup de temps ensemble. Même si j’ai beaucoup appris en faisant ce disque. J’ai étudié beaucoup de choses différentes et j’ai pu essayer de nombreuses nouvelles techniques. Je suis donc très heureux d’avoir pu faire cet album. Je me suis beaucoup amusé.
Mais j’ai aussi travaillé un peu trop dur à certains moments. Et j’ai appris qu’en général, ce n’est pas l’idéal de sur-travailler sur un album. On finit par s’y perdre soi-même. Peut-être que les autres arrivent à apprécier, mais toi tu ne peux plus. C’est un peu ce qui m’arrive avec « All Melody ». Peut-être que j’arriverai à aimer cet album à nouveau, mais pour l’instant je ne peux pas l’écouter.
Le titre de votre dernier album est « Music for Animals » (2022). L’humain est un animal ?
Il n’y a pas de manière simple de répondre à ça. Je pense qu’en croyant que nous ne sommes pas des animaux, nous faisons une erreur. Mais dire que nous sommes des animaux serait aussi une erreur. La vérité se situe entre ces deux hypothèses. Et le plus intéressant, c’est que nous sommes tous des créatures de cette Terre. La question est de savoir si nous sommes si humains, que nous soyons ou non des animaux. Sommes-nous pires qu’une vache ou que n’importe quel autre animal ? Notre vie est-elle meilleure ou pire? Plus importante que la leur ?
Et je pense qu’en divisant le monde entre les humains et les animaux, on fait croire aux gens qu’il existe une ligne de démarcation qui, pour moi, est invisible entre les créatures. En admettant que nous ne sommes ni des animaux, ni des humains, je dirais que nous sommes tous des créatures, des créatures de la planète Terre, et que nous avons besoin les uns des autres. Et peu importe comment nous appelons ces autres. Il serait difficile de penser que nous sommes exactement comme des animaux. Ce serait même faux de l’affirmer.
Je crois que nous ne pouvons plus vraiment penser comme un chat ou comme un chien parce que nous avons beaucoup changé au cours des derniers millénaires. Et nous sommes devenus une créature ou un animal très intéressant. Mais aussi une créature très confuse, selon moi. Et je pense qu’il est intéressant que nous nous interrogions sur ce que nous sommes en ce moment, dans cette interview ou en général. Sommes-nous ceci ou cela ?
Je pense que, quelle que soit la réponse que nous pourrions trouver à cette question, le problème est que nous traitons mal les autres créatures et que nous traitons très mal l’endroit qui nous nourrit. Et j’aimerais donner une réponse qui mette fin à ça. Mais peu importe ce que je dis maintenant, cela ne changera rien. Je pourrais d’ailleurs me contenter d’une réponse courte : « Ce que nous sommes n’a pas d’importance ». Mais, ce qui compte vraiment, c’est que nous arrêtions de nous traiter les uns les autres comme de la merde.
Votre musique a quelque chose de très cinématographique. Vous avez d’ailleurs participé à différents projets musicaux dédiés au 7ème art. Ellis, Ad Astra, Manifesto… Quels compositeurs de musiques de films admirez-vous ?
Il y en a des brilliants, des modernes, comme Clint Mansell. C’est un américain qui a travaillé sur de très bons films que j’aime beaucoup. J’adore également les musiques de Cliff Martinez. Mais j’aime aussi que la musique soit intégrée au film sans être une musique de film. Comme toute la musique de Night on Earth de Jim Jarmusch. Il peut y avoir quelque chose de très intéressant lorsqu’il n’y a pas de compositeur professionnel de musique de film impliqué, quand le réalisateur choisit une musique qu’il pense convenir au film.
Quentin Tarantino en est un bon exemple. Il n’a jamais vraiment travaillé avec des compositeurs de musiques de films, mais il fait de très bons films. Personne ne peut le contester. Son truc, c’est de ne pas engager de compositeur, mais d’aller sur Spotify et d’écouter un tas de musique, puis de mettre telle chanson ou telle chanson dans le film et de payer le musicien qui l’a faite plus tard. Je trouve ça génial, parce qu’il y a tellement de musiques qui pourraient convenir à un film que, souvent, vous n’avez pas vraiment besoin d’un compositeur.
Si vous êtes réalisateur et que vous savez à 100% ce que vous voulez, vous ne pouvez pas travailler avec un compositeur de musique de film, car il fera ce qu’il a envie de faire. En tant que réalisateur, vous perdez le contrôle de la situation. Si je devais faire des films, je n’inviterais jamais un musicien. J’irais toujours chez le disquaire, j’achèterais un tas de disques et je déciderais moi-même de ce que je veux dans le film. Et j’ai l’impression qu’à chaque fois que cela se produit, ce sont mes bandes originales préférées.
Et il y a un Vincent Gallo, même s’il n’est plus très actif. C’est un réalisateur, mais c’est aussi un musicien, et il jouait sa propre musique dans ses films. Il est la démonstration même que lorsque vous avez autant de talent, vous faites le film, vous jouez le personnage principal et vous faites la musique. C’est vraiment impressionnant. C’est même tout simplement merveilleux. Les films qu’il a réalisés sont également très bons et les bandes originales fonctionnent comme des albums.
Que peut-on vous souhaiter pour votre concert à la Halle aux Grains ?
Souhaitez moi bonne chance ! Je vous souhaite d’apprécier ce qui se passe, qu’on arrive à temps et que tout fonctionne ce soir-là. C’est toujours une aventure de jouer sur scène. Nous attendons chaque concert avec impatience, et nous avons l’impression que chaque soir est très différent et donc spécial. Les gens peuvent s’attendre à ce que nous donnions le meilleur de nous-mêmes en tant qu’équipe, pour que la plupart apprécient le moment.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Inès Desnot