Le programme annonçait: Chanteuse, auteure et compositrice d’origine algérienne, habituellement reconnue pour sa musique folk et chaâbi, sa palette de couleurs sonores s’élargissant vers les Caraïbes, le Brésil, parfois le rock, Souad Massi appartient à une large et riche famille, celle du folk, dont l’ADN se définit par l’utilisation de la voix et de la guitare, le souci de l’observation et la résilience qu’il y a à transmuter les blessures en chansons. Elle creuse son sillon de femme engagée, émancipée, une femme de son temps qui chante ses combats comme jamais.
La Salle Nougaro (1) affiche complet avec un public de tous âges, dont un groupe de lycéens sans doute avec leur professeure, une belle image alors que des fanatiques s’attaquent aux enseignants et que certains des élèves, une minorité heureusement, refuse de respecter les minutes de silence pour les enseignants victimes du terrorisme.
Mon esprit vagabonde comme à chacune de mes visites depuis 37 ans déjà (!) et cette fois-ci, j’ai une pensée émue pour Idir que j’avais vu, si mes souvenirs sont bons, pour la première fois dans cette chère Salle Nougaro fraichement ouverte. Souad Massi (2) étant, je m’en rends compte dès le premier morceau, sa digne descendante sur le sillon de la musique kabyle mondiale. Mais elle n’est pas que cela.
Accueillie par les applaudissements et les youyous, cette grande jeune femme au chignon sage, captive tout de suite l’attention. Et pourtant elle est accompagnée par d’excellents musiciens, Malik Kerrouche: guitares, (dont l’électro-acoustique qui rappelle par moments la mandole, le luth arabe), Mokrane Adlani: violon, Maamoun Dehane: batterie, et Guy Nsangue: basse.
Superbe texte en ouverture, Dessine-moi un pays, « un clin d’œil à Saint-Exupéry. Et puis, en raison de ma passion pour les fleurs, je donne toujours cet exemple de la rose à mes filles: sa tige a des épines pour se protéger des insectes, donc pour profiter de sa beauté et de son parfum enivrant, on doit faire attention à la façon de la prendre pour ne pas se piquer »:
Dessine-moi un foyer avec de grandes fenêtres,
Afin que la lumière pénètre mon cœur.
Dessine-moi un oiseau, un oiseau libre que personne n’a acquis…
… Dessine-moi le sourire d’un résistant,
La vue des visages humiliés m’indigne,
Car le sang de la liberté nourrit mes veines.
Dessine-moi un pays que nul autre artiste n’a dessiné.
Puis elle enchaine avec Une seule étoile:
Il y a tant d’étoiles dans le ciel
Il y en a une qui brille pour toi.
Choisis les poèmes que tu chanteras…
En ajoutant: « Regarde où se trouve l’essentiel, d’un royaume immense tu deviendras roi. »
Comme dans une sorte de profession de foi.
Outre des morceaux très agréables dans sa langue natale aux titres évocateurs (Nousik, Oumnya, Amessa etc.), dont je ne comprends pas le sens et pour cause (mais peu importe), j’apprécie particulièrement une chanson de Johnny Cash (3) « Hurt », très triste mais remplie de grâce, dont elle donne une superbe adaptation commencée en folk pour enchainer sur une version très rock avec batterie basse et guitare électrique; qui convient aussi très bien à l’expérience de la drogue d’un des plus grands auteurs-compositeurs -interprètes américains.
Je me suis fait mal aujourd’hui
Pour voir si je ressens encore
Je me concentre sur la douleur
La seule chose qui existe
L’aiguille pleure dans le trou
La vieille piqûre familière
Essaie de tuer ma mémoire
Mais je me souviens de tout
Et surtout, Victor (le son de la main) qui m’a ému aux larmes, un hommage à Victor Jara (5) dont parfois passent des inflexions dans cette voix méditerranéenne; il y a sans doute aujourd’hui un ou plusieurs Victor Jara au Moyen Orient, d’un côté ou de l’autre.
Et ce n’est plus tout noir ou tout blanc, comme du temps de Franco et de Pinochet.
Il est probable que ça soit la dernière fois que j’évoquerai ton nom,
Nombreux sont ceux qui ont détourné le regard pendant que tu te faisais torturer,
Il est probable que ça soit la dernière fois que je chanterai ton nom,
Le temps et ta voix témoigneront
Le temps et ta voix témoigneront
Merci Madame, n’oublions jamais Victor Jara ! (4)
C’est aussi une manière d’affirmer son attachement à une forme de folk militant, de s’inscrire dans un arbre généalogique dont les autres branches se nomment Violeta Parra, Pete Seeger, Tracy Chapman ou Victor Jara bien sûr… et Joan Baez évidemment.
On parle à son propos de musique folk. L’Américain Woodie Guthrie la codifia vers 1940: « voix, guitare sèche, racines populaires, et esprit contestataire ». Son cadet, Pete Seeger s’arma d’un banjo, Bob Dylan d’un harmonica, puis d’une guitare électrique comme Neil Young,
Et évidemment le chant pur de Joan Baez (les voix des deux artistes, Joan et Souad, sont cousines); ils menèrent la révolte de la jeunesse contre la guerre au Viêt-Nam et pour les Droits civiques dans les années 1960.
En ce sens, Souad Massi est folk, un folk aérien et mélodique, avec un équilibre presque pop, dont témoigne Sequana son dixième album. Musicalement son répertoire est très éclectique, avec même aussi parfois des influences caribéennes, comme dans Ciao Bello, servi par d’excellents musiciens, je le répète.
Mais en s’abreuvant aux sources du châabi algérois et de la chanson kabyle, la poétesse Souad Massi ne perd jamais ses repères mélodiques avec ses propres compositions, paroles et musique, en langue algérienne essentiellement. La native de Bab-el-Oued chante la liberté et l’amour tout en s’indignant de l’oligarchie sclérosant à son profit une Algérie très jeune à tous points de vue, qui ne demande qu’à s’émanciper.
La poésie revient avec « Pays natal », une très poignante chanson écrite par Françoise Mallet-Joris, mise en musique et chantée jadis par Marie-Paule Belle, aux paroles de nostalgie et d’effluves parfumées, dont « l’écoute lui avait donné la chair de poule »: sans doute parce que son pays natal, l’Algérie, ayant été meurtri par une guerre civile fratricide, elle avait pris le chemin de la France, comme des millions de ses compatriotes, qui ne se reconnaissaient plus dans un pays où dominait l’extrémisme religieux.
Pour sentir l’odeur du pain Au sésame ou au cumin Fallait faire la queue longtemps dans ce pays…
Pour les voisins d’à côté, je ne suis pas une immigrée Car ils font comm’ s’ils m’avaient toujours connue.
Il n’y avait rien à laisser là-bas Je n’ai pas quitté mon pays natal…
On devine que cette chanson lui colle à la peau comme un gant.
Discrète, elle laisse son guitariste et son violoniste prendre de jolis solis, laissant libre cours â leur virtuosité, pour le grand bonheur du public, même si quelque fois elle se met un peu trop en retrait, à mon goût, derrière ses musiciens qui tirent toute la lumière à eux, avec leur rock psychédélique qui rappelle par moments Iron Butterfly (5). Qu’elle ne renie pas bien au contraire, ayant aimé cette musique dans sa jeunesse et se produisant sur scène à Alger au sein du groupe hard-rock Atakor dans les années 1990.
En rappel, Ech Adani Qu’est-ce qui m’a pris ? chanson d’amour malheureux, un véritable rockandroll maghrebin (qui n’aura pas déplu à Giorgio Gomelsky, manager des Yarbirds de Clapton-Beck-Page, des 1ers Stones, puis de Magma, qui rêvait d’un rock méditerranéen), a mis le feu à la Salle Nougaro.
De retour chez moi, j’ai cherché les traductions de chansons de Souad Massi, et j’ai trouvé d’abord celles de DEB, qui après ce concert convient parfaitement de l’image que je garde de cette artiste si aérienne:
Si j’étais un petit oiseau
Je volerais dans les cieux
Je traverserais des montagnes et des rivières
Si j’étais une vague errante de mers en mers
Si j’étais un poisson je n’arrêterais pas de voyager
Si j’étais une feuille errante d’un endroit à un autre
Je me laisserais emporter par le vent avant
L’automne, je quitterais ce jardin…
Peut-être à ce moment-là, je parviendrais à oublier
Mes peines
Mon cœur a fondu
Mon cœur a fondu
Pour en savoir plus :
2) Souad Massi
3) Johnny Cash (1932-2003) est un chanteur, acteur, guitariste et auteur-compositeur de musique country américain qui a également pratiqué les styles rock ‘n’roll, rockabilly, blues, folk ou encore gospel. Johnny Cash est connu pour sa voix caractéristique de baryton-basse. Ses vêtements sombres et sa guitare acoustique noire lui ont valu le surnom de Man In Black (« l’Homme en noir »).
4) Il s’appelait Victor Jara: C’était un superbe artiste. Ses textes poétiques et amoureux, mais aussi pacifistes et engagés, comme Le Droit de vivre en paix ou Prière à un laboureur, s’inspiraient de la tradition populaire du Chili et rendaient hommage aux classes défavorisées, en particulier au monde paysan, dont il était issu. En 2000, le saxophoniste napolitain Daniele Sepe demandait avec son groupe dans un beau disque: Conosci Victor Jara ? Connaissez-vous Victor Jara? Nombreux sont ceux qui ont oublié ou n’ont même jamais entendu parler de ce grand auteur-compositeur-interprète, né en 1932 dans une famille paysanne chilienne, passionné par la musique folklorique de son pays, qui a débuté sa carrière artistique dans le courant des années 50, eut un certain succès, et fut très tôt engagé aux côtés des plus pauvres, comme Amanda, cette jeune ouvrière qui a vu son fiancé syndicaliste mourir sous les balles de la police réprimant une grève: Te Recuerdo Amanda. Ou des enfants des rues comme le petit Luchin. Soutien de la première heure du président Allende, légalement élu, lors du coup d’état de Pinochet le 16 septembre 1973, avec le soutien actif de la CIA, Victor Jara, raflé à l’université de Santiago où il était professeur, fut parqué dans le stade de la capitale Santiago, comme plus de 6000 syndicalistes, militants socialistes et communistes, artistes et jeunes gens. Les militaires broyèrent ses mains et coupèrent ses doigts à la machette pour qu’il ne puisse plus jouer de la guitare. Le chanteur, mains en sangs, entonna alors a cappella El pueblo unido jamás será vencido, Le peuple uni ne sera jamais vaincu, repris à l’unisson par les milliers de prisonniers présents. Achevé de 44 balles, 44, son corps abandonné comme celui d’un chien dans les poubelles, fut enterré clandestinement par sa famille et ses amis. Militant social, Victor Jara s’était dévoué sans compter en particulier pour les centaines d’enfants abandonnés dans les rues, comme le petit Luchin à la balle de chiffons, aux doigts et aux pieds nus gelés. Peut-être certains se souviennent-ils encore comme moi de Victor Jara, de son rêve à pleurer de rage d’un monde meilleur pour tous et dont le beau sourire brille dans la nuit sur une petite valse du Chiapas. Grâce aux artistes en général, en particulier Daniele Sepe et Souad Massi, nombreux sont celles et ceux qui le découvrent aujourd’hui.
N’oublions jamais Victor Jara.
5) Iron Butterfly est un groupe américain de rock originaire de San Diego en Californie. Formé en 1966, le groupe est surtout connu pour sa chanson de 17 minutes In-A-Gadda-Da-Vida, parue en 1968.