De toute la programmation du Festival Toulouse les orgues, voici enfin arriver le récital que j’attends le plus : Duruflé, Alain et Messiaen par un jeune prodige italien. Nicola Procaccini est encore étudiant, mais déjà concertiste. Il sort aujourd’hui un CD, enregistré il y a quelque mois sur ce même orgue de La Dalbade. Trois fées se sont penchées sur le berceau de ce disque : le Festival de Rocamadour qui en est à l’initiative, le conservatoire de Paris et Toulouse les orgues. J’ai la chance d’avoir assisté à quelques sessions de l’enregistrement, j’en conserve le souvenir d’une très grande exigence.
Aujourd’hui l’église est comme je la connais : simple, blanche et nue. Je suis saisi sans préavis par la musique de Duruflé elle-même : le caractère angoissant du Prélude qui ouvre la Suite opus 5, son ambiance lourde et terrienne sont bien rendus. Je décolle avec la Sicilienne, aérienne et subtile, entre gambe et voix céleste. Des pianissimi subtils fourmillent d’étoiles brillantes, ça pétille, ça scintille. Les difficultés de la partition sont sublimées par le jeu éthéré de Nicola Procaccini. En parlant de difficulté, la célèbre Toccata conclusive, qui s’affiche tout en haut du panthéon des organistes, est assumée avec une déconcertante facilité par le musicien. Quelle maîtrise éblouissante !
La suite du programme est alléchante : Alain puis Messiaen. Mais voilà que résonnent sans préavis les premières notes des Alléluias sereins d’une âme qui désire le ciel, deuxième pièce de L’Ascension de Messiaen et peut-être la plus exigeante. Assis haut dans la nef, j’ai devant les yeux le vitrail d’une crucifixion, au fond du chœur. Il représente le moment de la vie de Jésus où il a peut-être le moins désiré le ciel, allant jusqu’à douter et demander à son Père d’éloigner cette coupe… Le contraste est rude entre mes yeux tristes et mes oreilles sereines, dans lesquelles s’écoule une splendide musique non linéaire et imprévisible comme le désir lui-même, que Nicola Procaccini soulève en se jouant de la notion même de registres. L’orgue Puget de La Dalbade est fait pour ce répertoire. Une splendeur.
Après un silence que vient rompre le claquement des jeux que l’on tire ou que l’on pousse, voilà que résonne le début de Joies, première des Trois danses de Jehan Alain. Tout n’est pas simple : l’italien est obligé de reprendre la pièce après quelques mesures, démontrant ainsi le peu de temps qu’il a eu pour préparer le concert avec ses registrants un peu dépassés. Passé cela, la puissance d’inspiration d’Alain resplendit. La joie sonne, une joie qui n’exclut pas le recueillement. En marge de la pièce suivante, Deuils, Jehan Alain a noté « pour honorer une mémoire héroïque ». Quelques mois après il mourrait au front de la seconde guerre mondiale. Prémonitoire. Et enfin le torturé Luttes qui porte bien son nom, éclate dans un climat conflictuel halluciné, Procaccini arrivant à tirer de l’orgue Puget des accents sauvages, des pulsations rougeoyantes, faisant rendre à l’instrument tout ce qu’il a dans le ventre. Le dernier accord résonne, sec et puissant. Je suis groggy. Mais comme tout le public présent cet après-midi, j’applaudis avec cœur l’artiste immense qui est aux claviers.
Nicola Procaccini n’est pas satisfait de son récital. Je retrouve ici l’exigence qu’il manifestait pendant l’enregistrement. Moi je suis frustré de ne pas avoir entendu L’Ascension en entier. Heureusement, lui comme moi allons pouvoir nous consoler en écoutant son disque. En attendant de l’acquérir, régalez-vous avec cette vidéo filmée lors de l’enregistrement. Vous pourrez même, suprême coquetterie, écouter son Messiaen en contemplant cette gravure de l’Ascension, œuvre de son aïeul très lointain, Andrea Procaccini.
Sans attendre, je saute sur mon vélo en direction de l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines, où est donné le concert de clôture du Festival. Toute l’association, les élus de la mairie, un public nombreux, sont présents pour cette première prestation de l’Explorateur, conçu par Yves Rechsteiner, avec l’Orchestre du Capitole de Toulouse. L’Explorateur, cet orgue mobile capable de faire résonner des vrais tuyaux dans n’importe quelle salle équipée d’une prise électrique, a bien grandi depuis sa première présentation. L’organiste Shin-Young Lee nous en donne une preuve éclatante dans la première partie du concert consacrée à l’orgue seul.
L’acoustique directe et hyper transparente de la salle, sans la réverbération et la résonance d’une église, font que le rendu sonore est très individualisé : chaque registre sonne de manière distincte. C’est presque comme si l’on jouait un piano moderne sans la pédale forte pour faire le lien des harmonies : ça ne pardonne rien, tout s’entend.
Après un Borodine explosif, rythmique, sans complaisance, presque brutal parfois, je suis agréablement surpris par la beauté du Choral Num komm, der Heiden Heiland de Bach. Une douce atmosphère se dégage, que l’on doit au toucher gracieux de l’organiste, mais aussi à la clarté absolue et presque clinique, comme à découvert, des trois registres employés, qui se fondent sans jamais se mélanger.
Trois extraits du Carnaval des animaux de Saint-Saëns suivent. Aquarium souffre d’un manque de nuances pp. L’eau est comme gelée, je reçois des hallebardes de glace dans un aigu stressant. Le Cygne s’en sort mieux, la transposition à l’orgue est habile, les quatre niveaux d’orchestre joliment reproduits. Le Finale est amusant et véloce mais l’acoustique est injuste… Cette vidéo que l’organiste a tourné sur l’orgue de la Maison de la radio à Paris dans le Carnaval en entier lui rend justice, je vous la recommande.
A ce moment du concert, vingt instrumentistes à cordes issus du Capitole rentrent en scène, accompagnés par un timbalier. Ils vont interpréter les trois œuvres qui suivent. A commencer par une Mechanic Fantasy, composée en 2017 par Jean-Baptiste Robin. C’est un peu comme si, après que j’ai contemplé un tableau de Monet, on me mettait de but en blanc devant une toile abstraite : si on ne m’explique pas, je ne comprends pas. Archets et maillets ne sont pas toujours là où on les attend, l’orgue est tonitruant ; au-delà d’un indéniable souffle rythmique et en dépit de la fantastique énergie déployée par la cheffe Sonia Ben-Santamaria, je suis perdu.
Avec Mirzoyan et le premier mouvement de sa Symphonie pour cordes et timbales, on revient à de la musique mélodique. Les thèmes se laissent apprivoiser par mes oreilles, l’ensemble que forment les cordes est rigoureux et tenu, il est visible que les instrumentistes se font plaisir. La partie de timbales est impressionnante. C’est une belle découverte. Enfin vient le clou du concert, le Concerto pour orgue, cordes et timbales de Francis Poulenc. Le lancement de Lee est très juste, l’équilibre de l’orgue avec les cordes bien pesé. Ils sont réellement sur la même scène, dans une perspective sonore unique, avec une cheffe d’orchestre exceptionnelle qui tient la barre dans chaque seconde de la partition. Les musiciens de l’orchestre sont attentifs à ce que produit l’orgue, cherchant le dialogue ou l’unité. Le résultat est réjouissant.
Et voilà, c’est fini… Avec sa variété de lieux, d’instruments et de propositions musicales, le Festival Toulouse les Orgues est un ovni attachant, où chacun peut trouver le concert à son goût. Je me suis régalé. Vivement l’année prochaine…