Jeudi 13 octobre, le festival Toulouse les Orgues nous offrait la joie d’entendre Benjamin Alard, musicien accompli. En témoigne l’intégrale de la musique pour clavier seul de Bach (18 volumes) que l’artiste est en train d’enregistrer pour Harmonia Mundi depuis 2017 et dont les premiers opus sont constellés de récompenses. Au clavecin comme à l’orgue, il est une référence internationale. En 2009, pour Alpha, il enregistrait déjà les Sonates en trio de Bach qui sont au programme de ce soir. Il les joue régulièrement en concert. Autant dire qu’il fréquente la partition de manière intime.
Composées entre 1723 et 1725, ces six sonates sont chacune en trois mouvements, vif-lent-vif ; elles se caractérisent par un jeu réparti sur les deux mains et le pédalier, un peu comme si on entendait un violon, une flute et un violoncelle (un trio, donc). Ce qui en fait en passant l’un des corpus les plus difficiles à jouer du maître allemand. Chacun des 18 mouvements est une découverte formelle et mélodique : leur immense variété, le contraste des timbres, la profondeur expressive des mouvements lents, rendent l’écoute captivante.
Les aspects interprétatifs se nichent dans l’articulation, le phrasé, le tempo, et bien sûr dans le choix des registres (on ignore comment Bach registrait, c’est donc bien une part de l’interprétation), commandé par les possibilités de l’orgue. Celui de la cathédrale Saint-Étienne est un vrai 4×4. Entre 1612 et 1976, il en a vu de toutes les couleurs. Il est presque mort deux fois. Le dernier facteur à l’avoir repris en main, l’alsacien Kern, lui a donné le son qu’on entend, avec un grand réemploi des tuyaux du XVIIème et du XIXème siècle. Il peut tout jouer, notamment Bach, mais ce soir il n’était pas très en forme. A trois reprises, des jeux ont « corné ». Comme c’est précisément l’association Toulouse les orgues qui est responsable de l’entretien du parc toulousain, gageons que cela ne reste pas ainsi longtemps !
La cathédrale, remplie comme rarement, est plongée dans l’obscurité. Seuls deux sources lumineuses émergent : d’un côté le maître-autel baroque est souligné de nuances de bleu, de l’autre le buffet classé du grand orgue, perché en nid d’hirondelle, est doucement éclairé par en-dessous. C’est dans cette ambiance tamisée que, après un court choral introductif, la première sonate éclate dans un tempo allant, assez détaché, sur des anches subtiles. Plus tard, ce sont des flutes incroyablement rondes. Les contrastes entre les deux claviers sont affirmés ou légers, mais partout, Benjamin Alard fait le choix d’une vraie caractérisation des registres, pour notre plus grande joie. Seul le dernier mouvement de la 6ème sonate le verra changer en cours de pièce, peut-être pour nous épargner un rare plein-jeu sur une longue distance. Les reprises sont, à chaque fois, subtilement et distinctement ornées. Enfin il a une manière de ne pas s’attarder sur les accords finaux, en n’accordant pas la même valeur aux différentes notes, ce qui permet d’entretenir le suspens, de créer un pont vers la pièce suivante.
Un moment, lassé de la profusion baroque qui s’impose à mes yeux, je les ferme. Je suis alors transporté à Leipzig en 1725, dans une autre nef aux nervures rouges. La musique est parfaite, les trois parties toujours impeccablement lisibles. Derrière moi, ce n’est plus Benjamin Alard, c’est le cantor en personne. On le savait avant même de rentrer à la cathédrale de Toulouse : ce ne serait pas un concert pour s’en mettre plein les oreilles, mais il serait superlatif. Et voilà.
Le Maître (il déteste qu’on l’appelle ainsi) m’accorde un moment en descendant de la tribune. Heureux de son concert malgré quelques registres infidèles, il aime beaucoup la clarté de l’orgue. Dans son projet avec Harmonia Mundi, il projette d’enregistrer les Sonates en trio sur un clavecin ou clavicorde à pédalier. Une surprise à guetter !
Le lendemain vendredi 13 octobre, l’italien Alberto Gaspardo nous propose un programme « après Bach ». Des allemands sous influence du cantor, donc : Brahms, Schumann, Reger et Mendelssohn. L’organiste, à force d’être un « jeune organiste », finit par avoir l’âge du Christ. Comme il est tombé dans l’orgue quand il était petit, ça fait donc pas loin de trente ans qu’il fréquente les claviers. Comment va-t-il prendre celui de l’église de La Daurade ?
Au fond de la nef magnifiquement restaurée avec son plafond bleu ciel étoilé, le gros buffet marron manque d’élégance. Avec sa réputation d’orgue « de transition », c’est un peu le mal aimé au milieu de tant de merveilles toulousaines, qu’on a du mal à caractériser. Heureusement ces considérations n’ont pas découragé le public, qui se presse en nombre, pour un concert du milieu de la journée.
Le récital s’intitule « après Bach », mais il débute par Bach. Histoire de camper le décor, sans doute : bienvenue chez Bach, le maître des fantaisies, arias et autres fugues. Mais faut-il pour autant insérer un largo au milieu d’une Fantaisie et fugue constituée ? Faut-il vraiment envoyer le gros son dès la première mesure de la fugue ? Dans le brouillard, je distingue les quatre voix avec peine. La bombarde de 16 pieds, ajoutée dans la dernière phrase de pédale, achève de m’embrouiller. Vite, passons à autre chose.
Aimez-vous Brahms… Moi, beaucoup. L’apparition des registres romantiques, la douceur de l’approche, le toucher délicat, tout est en place, quel dommage que ce Prélude soit si court. On bascule très vite chez Schumann, dans un petit bijou d’étude en forme canonique, bien articulé, souple, puis avec une des six fugues sur le nom de Bach. Le petit jeu est bien sûr de guetter les quatre lettres-notes à l’allemande, si bémol-la-do-si bécarre, qui forment le nom de Bach. Facile avec le beau jeu de Gaspardo, dans des couleurs magnifiques.
Retour à Brahms, avec une transcription d’un Intermezzo de l’opus 116. On est très loin de la partition du piano et c’est tant mieux : il vaut mieux du tout autre qu’une pâle amélioration. L’atmosphère est glucidique, nous nageons dans un doux sirop, ça fonctionne vraiment bien. Chapeau Gaspardo. Et puis revoilà Bach, dans le ricercar à 3 de l’Offrande musicale. Des choix de registres assez déroutants, beaucoup de changements en cours de morceaux, un tempo pas stable, des piqués pas tenus… c’est peut-être cela une interprétation romantique, cela plaît peut-être, mais ce n’est pas pour moi. Le Reger qui suit est d’après Bach. Ce n’est pas dans cette « amélioration » d’une fantaisie de Bach qu’il s’est le plus distingué. Brouillard.
Enfin vient la sixième Sonate de Mendelssohn, la dernière et plus connue à juste titre. L’entrée est souveraine. Le thème qui revient sur des arpèges de doubles croches, puis sur la basse piquée, tout est parfait, articulé, lisible. Beaux choix de registres, dans la pâte dix-neuvièmiste qu’on attend. La fugue est lourde mais cela lui va bien. C’est à ce moment du concert que viennent à moi les senteurs puissantes des lys qui reposent devant l’autel, dans un vase magnifique. L’épaisseur du son, l’ambiance attentive, les odeurs, on y est. Ceci m’aurait suffi.