Ce jeudi 5 octobre, le Festival Toulouse les Orgues nous propose un concert peu banal, ce qui serait presque banal : l’originalité de la programmation est une des signatures de son directeur artistique, Yves Rechsteiner. C’est lui qui introduit le concert, debout au centre de la nef de la basilique romane de Saint-Sernin, équipé d’un magnifique nœud papillon. Il nous présente l’organiste de ce soir, Gunnar Idenstam, donne des bons éléments de contexte, très didactique, va jusqu’à chanter d’une voix ferme le thème unique de la sonate de Reubke. On se sent bien accueilli !
Ce pauvre Julius Reubke, mort en 1858 à 24 ans, est à jamais l’homme de deux œuvres : une sonate pour piano et une autre pour orgue. La seconde que nous écoutons ce soir se caractérise par un pianisme alla Liszt (redoutable !), l’utilisation d’un leitmotiv alla Wagner et pourtant, elle est déjà pleinement du Reubke.
Il s’agit d’un véritable poème symphonique pour orgue, en un seul mouvement divisé en quatre parties. Il est directement inspiré par une lecture du Psaume 93 (94) : quelques versets sont reliés par le compositeur à chacune des parties, manifestant ainsi un lien fort entre texte et musique. Je les ai reproduits à la fin de ma chronique (traduction AELF). On y parle beaucoup des méchants, mais aussi du Seigneur qui réconforte et console. Ceci pour donner l’ambiance… Un seul thème parcourt donc la sonate, celui que nous a chanté Yves Rechsteiner, c’est dans l’énoncé de la fugue qu’il est le plus « lisible » :
Gunnar Idenstam entame l’œuvre sur un tempo assez sage, avec très vite des choix de registres intéressants. Le Cavaillé-Coll semble taillé pour la sonate. Petit à petit, le souffle monte, le rythme se resserre, et la deuxième partie donne une image des capacités de l’organiste suédois : maîtrise absolue du toucher, doigts qui ne tremblent jamais, sûrs, ancrés sur les claviers, comme des araignées pas du tout aériennes mais au contraire soudées sur les touches. La séquence marcato sur chant legato est sidérante de tension. Dans la troisième partie, cœur doux de la sonate (« tu me réconfortes »), il varie à nouveau les registres pour notre grand plaisir, avec peut-être une tendance à chercher des nuances ff là où elles sont marquées mf. La chute est belle, assez loin du pppp mais enfin… c’est pour mieux rebondir ! Car le sujet de la fugue est lancé sur un tempo véloce, parfaitement tenu dans la durée ; aucune articulation n’est sacrifiée. Et la relance dans le passage en triolet est à l’avenant. Gunnar Idenstam donne tout. « Le Seigneur est ma forteresse » ! La masse symphonique du Cavaillé-Coll suit les incitations de l’organite et nous sommes comblés de sons prodigieux.
Oreilles enchantées, regard dubitatif. A Toulouse, aucun des grands orgues n’est équipé d’une console déportée. Le festival a donc investi, depuis quelques années, dans une retransmission vidéo sur grand écran, avec plusieurs caméras d’une haute qualité d’image, nous montrant ce qui se passe à la console de l’orgue, tout là-haut dans les tribunes. La caméra par-dessus est un peu indiscrète, fixant davantage le crin blanc de Gunnar que l’ivoire d’Aristide… et le réalisateur qui choisit les plans est parfois un peu perdu dans la partition, zoomant sur les pieds une fois que le trait de pédale est fini. Ce qui nous permet d’admirer le pantalon à clous et les santiags vernies de l’organite, phénomène assez rare chez les concertistes internationaux. Mais enfin je chipote car l’on voit bien, la nef est sombre, l’écran est beau.
Gunnar Idenstam a donc joué en première partie l’illustration sonore d’un psaume, avant de nous élever dans la seconde, dans le monde des anges. Ceux qui tombent, qui sont faits de métal ou bien sombres, mais aussi ceux qui sont habillés de lumière, ou bien encore les archanges… C’est son monde gothique, celui de Metal Angel, un disque de ses compositions, publié en 2020 chez Toccata Classics. Il « mélange l’énergie physique du rock symphonique et du métal et la distribution modale de la musique folklorique scandinave ». Nous voilà prévenus.
Je m’attends donc à une interprétation sous haute tension, je suis servi ! La musique de Gunnar Idenstam est au fond très tonale, avec des enchaînements harmoniques assez simples. Le charme n’est pas là. Il se situe dans un mélange de chants qui charment le cœur et de rythmes qui tiennent au corps. Sur les 18 pièces de son disque, il en joue ce soir huit. Dommage que nous n’ayons pas leurs titres sur le programme !
Certaines de ces pièces sont introduites par des traits de pédale, au rythme obsédant, cassé, entraînant, comme la troisième. La quatrième s’ouvre sur une introduction essentiellement rythmique, puis nous entraîne tout de suite dans une atmosphère lugubre, délicieusement vaseuse, pour aboutir à un déluge qui nous engloutit. La cinquième est l’empire du staccato oppressant, serré, avec des traits impossibles à la pédale (parfois en glissandos !). Quel virtuose… La sixième est un royaume d’harmonies envoutantes, avec un chant plaintif qui s’élève, tellement chantant qu’il est à la limite de l’hymne national. Magnifique solo de chamade. Après une septième qui nous fait flotter dans l’ouverture de l’Or du Rhin, la dernière pièce est une sorte d’épilogue qui rassemble tout. Je cite Gunnar Idenstam, dans le programme : « la pièce se termine sur un hymne jubilatoire fortissimo, dans lequel un chœur d’anges célèbre les louanges du Seigneur ». Amen, la boucle est bouclée !
Rappelé par le public nombreux et enthousiaste, l’organiste improvise sur un thème que l’on dirait sorti du Seigneur des Anneaux. Au centre, un magnifique jeu de solo est scandé par la pédale d’orage maniée… avec subtilité, oui, c’est possible. Et pour finir une battue féroce emporte tout, en mode ffff.
Au tout début du concert, Yves Rechsteiner avait prévenu : si vous êtes sensible des oreilles, ne restez pas au fond de la nef, rapprochez-vous du chœur. Quelques personnes, plutôt âgées, se sont avancées. Mais d’autres, pour partie équipées de piercings et de cheveux colorées, sont restées sous la tribune et ont pu saturer leurs pavillons acoustiques de graves tonitruants. Voilà qui est suffisamment rare pour être noté : le Festival sait amener à l’église un public que l’on voit peu sur ses bancs. Joie pour l’orgue ! Ne ratez pas le reste de la programmation.
Extraits du psaume 94
Grave, Larghetto
01 Dieu qui fais justice, Seigneur, Dieu qui fais justice, parais !
02 Lève-toi, juge de la terre ; aux orgueilleux, rends ce qu’ils méritent.
Allegro con fuoco
03 Combien de temps les impies, Seigneur, combien de temps vont-ils triompher ?
06 ils massacrent la veuve et l’étranger, ils assassinent l’orphelin.
07 Ils disent : « Le Seigneur ne voit pas, le Dieu de Jacob ne sait pas ! »
Adagio
17 Si le Seigneur ne m’avait secouru, j’allais habiter le silence.
19 Quand d’innombrables soucis m’envahissent, tu me réconfortes et me consoles.
Allegro
22 Mais le Seigneur était ma forteresse, et Dieu, le rocher de mon refuge.
23 Il retourne sur eux leur méfait : pour leur malice, qu’il les réduise au silence, qu’il les réduise au silence, le Seigneur notre Dieu.