Ce jeudi 21 septembre, Jonathan Fournel propose aux auditeurs du Festival Piano aux Jacobins un programme titanesque. Le pianiste mosellan débarque dans notre capitale occitane tout auréolé de la gloire encore récente de son premier prix au concours Reine Elisabeth, et surfant sur un disque remarqué au programme brahmsien. Le compositeur est d’ailleurs son préféré, comme il le révèle dans cette interview au goût candide, que je vous conseille si vous souhaitez mieux faire sa connaissance. On y apprend aussi qu’il n’avait pas l’objectif d’être pianiste de carrière, quand il a commencé à vraiment travailler son instrument. C’est donc un vrai choix, muri, posé, un choix… qui disons-le tout de suite, nous aura réjoui ce soir !
Aujourd’hui, pas de Brahms. Mais d’entrée, deux œuvres de son maître Beethoven, à commencer par les 32 variations sur un thème original. Un thème simple, dans le style d’une chaconne, avec basse chromatique descendante, puis 31 variations de 8 mesures chacune, enchaînées. Et pour finir une grande variation de 50 mesures. Je suis d’emblée saisi par la fermeté du discours : beaux accents, rythme tenu, pas d’hésitations. Une même qualité d’articulation, audible quelle que soit la nuance, servie par une pédale forte qui apporte de la clarté et jamais ne brouille la ligne. Visiblement, Jonathan Fournel s’amuse ou s’émeut, mais toujours prend du plaisir. Et cela s’entend.
Le plaisir on le voit sur son visage, très expressif sans être forcé. Il est assis au bord de son tabouret, sur lequel il saute volontiers quand l’énergie de la partition le réclame. Heureusement que les freins du piano sont bien enclenchés, sinon le Steinway serait sorti de la scène à la fin du concert. Quel tonus !
La 22ème sonate de Beethoven, rarement jouée en récital, représente pour Jonathan Fournel un « résumé de la musique classique ». Son premier mouvement oppose un « thème-refrain », pris un peu vite, et « thème-couplet » en octaves, servi avec fermeté, les accents écrits tous respectés à la perfection. Le second mouvement, une sortie de toccata à deux voix à partir d’un seul thème, est joué avec une fluidité incroyable : la musique coule, ondoyante, sans aucune sensation d’effort. Même dans la strette prise à un tempo d’enfer, la main ne tremble pas.
Le premier plat de résistance, les Variations sur un thème polonais de Karol Szymanowski, sont d’une redoutable difficulté technique, rythmique et mélodique. Le lyrisme incorruptible du thème résiste à toutes les déformations délirantes auxquelles il est soumis, toujours audible sous les doigts du pianiste. Jonathan Fournel ose des tempi et des nuances qui se jouent des pièges de la partition, aidé par une technique superlative. La marche funèbre par exemple, devient un gigantesque crescendo qui n’en finit plus de monter, de monter, implacable dans son rythme immuable et ses accord hallucinés. Quant au final, il est tout simplement époustouflant.
Pause ! Quelques minutes, le temps pour chacun de respirer, de se retourner vers son voisin pour échanger des adjectifs laudatifs… Notre pianiste revient, se rassied, se frotte les mains, cherche l’inspiration dans la voute de la salle capitulaire, puis pose doucement ses doigts pour le Prélude, fugue et variation de César Franck. Le tempo est plutôt rapide, même un peu serré, ne laissant que peu d’espace au thème pour se déployer. La fugue est bien posée mais monte trop vite dans les nuances forte. Ce n’est pas parce que la basse est doublée qu’il faut la jouer ff… Puis vient la variation contrapuntique, donnée sur le thème du prélude très clairement cité. Son intérêt réside dans la voix intermédiaire, que je distingue à peine ; elle est jouée tellement vite que l’on perd ce chatoiement qui en fait le sel. Hé, Jonathan, on n’est pas pressés, on s’en fout de rater la deuxième mi-temps du match de l’équipe de France de rugby, on est là pour t’écouter !
Vient enfin la pièce montée, le plat du prince, comme vous voulez… la Wanderer Fantasie de Schubert. Fantaisie, car bien qu’en quatre mouvements comme une sonate classique, elle déploie une formule rythmique utilisée tout au long de l’œuvre (un rythme de dactyles : une longue, deux brèves) qui est basée sur celle du choral de la mort, dans le lied La Jeune Fille et la Mort. Elle est considérée comme la composition de Schubert pour piano la plus exigeante techniquement. Schubert lui-même aurait dit « Das Zeug soll der Teufel spielen » (« C’est le diable qui devrait jouer ça »), faisant référence à sa propre incapacité d’exécuter le final correctement.
Aux premières notes de l’Allegro con fuoco ma non troppo (sic), je retrouve immédiatement la liberté de jeu et les idées puissantes du Jonathan Fournel que j’ais appris à aimer : il créé, innove, surprend, toujours dans un immense respect du texte. Tel un chat, il prend des risques fous mais retombe sur ses pattes. L’Adagio est très bien posé, avec un calme et une sérénité piégeuses ; ça chante et c’est bien agréable, la main droite reste souveraine et articulée même dans les quadruples croches. Le Presto qui suit est difficile à bien agencer, ce qui n’empêche pas le pianiste mosellan de glisser des surprises, des flexions, terriblement savoureuses. A la reprise, il accélère à la limite du déséquilibre, il court sur une ligne de crête qu’il suit sans tomber. J’en tremble presque, mais voilà qu’il enchaîne avec la fugue de l’Allegro final. La sensation de vertige est encore plus présente, il est toujours à la limite du décrochage. Quelle prise de risque !
Après le concert, il me confie : « j’ai senti que je pouvais ». Dans la Wanderer, il faut une « énergie qui avance » explique-t-il, car chaque passage profite de ce qui précède, dans une accumulation explosive ; or, l’énergie, le feu, il l’avait autant à la fin qu’au début du concert. Et donc, oui, il nous a mené par la main et nous a fait franchir des sommets.
Rappelé par un public enthousiaste, comme déjà apaisé, il interprète magnifiquement le choral de Bach Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ. « Je crie vers toi, Seigneur Jésus-Christ ! Je t’en prie, entends ma plainte. Accorde-moi la grâce en cette échéance. Ne me laisse pas désespérer ! La juste Foi, Seigneur, c’est bien celle que tu me veux donner, vivre pour toi, être utile à mon prochain, soutenir à jamais ta parole. » Ainsi, le Seigneur a écouté Jonathan Fournel et lui a accordé la grâce de nous faire vivre pleinement l’échéance de ce concert…