On ne mollit pas ! Pour présenter son dernier disque au monde qui l’attend fébrilement, justement un enregistrement des Variations Goldberg de Bach qu’il joue ce 14 septembre, Vikingur Olafsson a prévu 88 concerts à partir de septembre 2023. « Autant que de touches dans un piano » dit-il dans une interview à Die Welt. Le Festival Piano aux Jacobins se place donc au tout début de ce marathon, dont il assure que pas une interprétation sera identique à une autre. Et aucune identique au disque, que nous pourrons écouter à partir du mois d’octobre.
Le pianiste islandais est une star de 39 ans, consacré par des concerts et des disques. Pour préparer mon oreille au concert de ce soir, j’ai écouté son disque sobrement intitulé « Bach ». Olafsson dit à une journaliste de France Musique « c’est le seul compositeur que je peux jouer durant 24 heures sans éprouver le besoin de jouer autre chose ». Et moi, c’est un disque que je peux écouter plusieurs fois sans éprouver de lassitude. La subtilité de ce toucher ! Ecoutez donc la bande son de cette « promo » réalisée par Deutsche Grammophon, où l’on entend le Prélude BWV 855. Miraculeux. Ah, juste un petit conseil pour ne pas avoir à supporter les poissons congelés : fermez les yeux.
J’ai aussi réécouté mes versions de chevet des Goldberg au piano : Zhu Xiao-Mei (son art de la déclamation qui impose une écoute attentive), Glenn Gould (1981, primus inter pares), Nicolas Angelich (ses tempi extrêmes, ses nuances) et Lang Lang (son art des ornements, ses reprises infiniment variées).
Un petit mot des Variations Goldberg tout de même… Écrites « à l’intention des amateurs, pour la récréation de leur esprit » nous indique Bach. Amateurs, mon œil. L’Aria introductif compte 32 mesures. Les deux arias et les 30 variations font ensemble 32 pièces de musique. Jamais de hasard chez Bach. Les trente morceaux sont ordonnés en dix groupes de trois chacun et s’articulent en deux grandes parties, la seconde débutant par une Ouverture à la française ; chaque troisième morceau est un canon, les intervalles des entrées de leur thème passant graduellement de l’unisson à la neuvième. Pas de hasard… Enfin, rappelons que ce n’est pas le thème de l’Aria qui sera varié, mais sa basse, en quatre sections de huit mesures.
Et Vikingur Olafsson dans tout ça ? Avec son sage costume noir et ses souliers vernis, il entonne l’Aria sur un tempo assez soutenu et très sereinement : le chant haut et clair émerge au-dessus d’une pédale subtile. La reprise est presque identique, tout au plus un petit accent qui change. Le ralenti final est très appuyé. Cette pédale que j’évoque à l’instant sera quasiment absente des variations rapides, les cinq premières par exemple. C’est heureux : le pianiste islandais s’est donc adapté à l’acoustique de la salle capitulaire. Parfois cela ne sera pas suffisant ; la première et surtout la cinquième variation, avec ses passements de main, sont des déluges sonores à la limite de l’intelligibilité. J’y reviendrai.
Une des signatures de cette interprétation se niche dans les enchaînements entre les variations. Parfois, un silence vertigineux s’installe. Parfois, elles se succèdent tellement vite qu’on dirait qu’elles n’en font qu’une. Olafsson imagine une des transitions les plus remarquables après la 14ème, qui termine en sol majeur. Le sol seul reste, dans une résonance, sur lequel la 15ème variation démarre, lentement, en sol mineur. Splendide ! Il reprendra le même effet avec la même réussite, entre les 24ème et 25ème variations.
Le jeu des reprises n’est cependant pas très imaginatif. Parfois plus doux, parfois plus fort, souvent avec un début de reprise appuyé par un ralentissement. Dans la 7ème variation, il se couche presque sur son clavier pour aller chercher une nuance très fine et subtile dans la reprise. C’est sans doute pour ce genre de gestes que certains sont allé chercher une parenté avec Glenn Gould… qui ne me convient pas.
La 13ème et la 25ème variations, toutes les deux lentes, chantées, sont vraiment des splendeurs. Olafsson joue avec un phrasé dans la ligne mélodique, des niveaux sonores, des nuances piano à forte, qui sont un régal pour l’oreille. Pour le reste… dès que la virtuosité est convoquée, ce sont attaques brutales, brouillard de notes, mordants inaudibles à force de vélocité, des doubles croches qui ressemblent à des gruppettos, une confusion dans l’articulation, tout cela joué fort, fort, fort… Les variations 28 et 28 me laissent assommé, et le Quodlibet qui suit enchaîne dans la même nuance martelée. La reprise de l’Aria nous ramène à la sérénité originelle, elle fait du bien.
Ensuite Olafsson est acclamé, bien sûr. Les Goldberg en concert, c’est quelque chose tout de même. Il est rappelé, et encore une fois, et le voilà qui s’appuie sur son piano. Je me dis « joie, il va prendre un extrait de son disque Bach tellement merveilleux, ou un Debussy pour le contraste ». Mais non, il prend… la parole et nous explique que quand il joue les Variations Goldberg, il s’arrête là. S’il jouait un rappel, ce serait l’Aria, puis la 1ère variation, puis la 2ème, puis le concert reprendrait, et ce n’est pas possible, n’est-ce pas. Et donc il s’en va. Moi aussi.
Sursum corda ! Le Festival nous réserve encore des merveilles ; c’est ce relief, d’un concert à l’autre, qui rend la musique passionnante et la programmation géniale. Achevons en citant Bach : « J’ai beaucoup travaillé. Quiconque travaillera comme moi pourra faire ce que j’ai fait ». Voilà.