Dans une précédente chronique, je me suis demandé s’il existait une hérédité artistique, si le talent se transmettait à ses enfants et à ses petits-enfants, tout en étant sceptique. Et pourtant depuis que je connais la famille Pradal, j’ai eu l’impression qu’ils sont l’exception qui confirme la règle. En particulier quand je vois sur scène Rafael Pradal (et Paloma).
Leur grand-mère, la regrettée Claire (1933-2019) qui s’exprimait aussi bien dans la langue de Molière que dans celle de Cervantès, et qui a consacré sa vie à un engagement artistique et politique en faveur de l’Espagne républicaine, ne tarissait pas d’éloges sur ses petits-enfants: « Paloma a une voix magnifique, remplie de puissance dramatique. Rafael excelle pour jouer l’alegría, la musique entraînante de flamenco, il est doué au piano comme un tzigane au violon ».
Ils font partie d’une nouvelle génération d’artistes voués à la musique flamenca, mais qui ont su la faire évoluer vers d’autres horizons, la teinter de couleurs nouvelles, héritées de la palette de leur grand-père et de la guitare de leur père.
Ce soir, c’est Rafael qui se produit dans la cour du 71 rue du Taur, celle de la Cave Poésie (1) fondée par l’ami René Gouzenne (en 1967 !), et à côté de celle de la Cinémathèque, qui fut auparavant le Théâtre du Taur, voué au spectacle vivant à une époque où il n’y avait à Toulouse que l’Opéra du Capitole et des cinémas, et encore avant le siège du Partido Socialista Obrero Español, Parti Socialiste Ouvrier Espagnol en exil, comme le 71 était celui de l’Unión General de los Trabajadores (UGT): une plaque le rappelle fort justement sur la façade de briques roses.
Et je ne résiste pas à cette invitation: de plus traverser les jardins des Plantes et Royal, passer dans la rue Fermat de mon enfance et devant la cathédrale Saint-Etienne, emprunter la rue Saint Antoine du T et la rue de la Pomme, flâner la tête en l’air sous les arcades de Place du Capitole vers les œuvres de Raymond Moretti (2), retraçant l’Histoire de Toulouse et des Toulousains, pour arriver aux 69 et 71 rue du Taur (2), c’est l’une de mes promenades préférées.
Nous sommes dans le cadre des Musiques à l’air libre dans la cour de la Cave Po’, comme l’on dit maintenant. En attendant l’heure (ici pas de « quart d’heure toulousain », car à 22h il y aura une séance de cinéma en plein air juste à côté dans la cour de la Cinémathèque), nous sommes dans une ambiance festive d’été, une ambiance guinguette de bon aloi; l’air est doux (même si certaines ont pris leur petite laine), on boit un petit coup, on susurre des mots doux à l’oreille de sa (jolie) voisine, on est venu en amoureux ou en famille avec les enfants, on est bercé par des airs d’accordéon lointains qui me font penser au cher Didier Dulieux (que nous aurons le plaisir d’entendre ici-même le 26 août prochain pour un Bal sans frontières avec Eric Boccalini à la batterie, Fred Bambou aux percussions diverses et déjantées, Ninon Legoux au violon : « un pas de côté »).
Je me souviens de Rafael enfant étudiant avec un professeur issu de la grande école russe le piano classique, s’imprégnant de celui romantique de Chopin en même temps que des maitres espagnols (Granados, Albéniz, De Falla ou Ségovia), assimilant aussi les structures de la musique flamenca dans laquelle il a baigné depuis sa naissance, et sans doute même avant dans le ventre maternel.
Je me rappelle l’avoir vu remplacer au pied levé à l’Espace Croix-Baragnon, notre regretté centre Culturel municipal dirigé de main de maître par Madame Maryvonne Marco, un pianiste d’exception, Jean-Luc Amestoy, gravement souffrant au moment des représentations du spectacle de son père, Vendra de Noche, puis depuis 2005, de Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, Vendrá de Noche, Le Divan du Tamarit; Yerma (monté pour la Comédie Française), mais aussi Herencia, Viento del Pueblo et récemment à la Salle Nougaro, Familia y Amigos.
Je le revois sur scène du Théâtre National de Toulouse, le 15 février 2008, aux côtés d’Alain Bréhéret pour un piano à 4 mains lors d’un exceptionnel concert d’hommage à Léo Ferré, Grazie mille, Léo, que j’avais organisé avec son père, une vingtaine de musiciennes et musiciens de la Région et l’Orchestre de Chambre de Toulouse dirigé par Marc Bleuse, en partenariat avec l’Association 111 des Arts, pour offrir des interventions de l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau et du guitariste Manu Galvin au chevet des enfants hospitalisés en cancérologie pédiatrique. Devant une salle comble et enthousiaste.
Autour de moi, j’entends parler espagnol bien sûr: ils sont venus nombreux écouter cet « enfant de la balle », comme l’on disait au XVIIe siècle, dont les soléa, siguiriya, fandango, taranta, tientos-tangos, alegria, buléria, font partie l’ADN, qui est comme chez lui dans ces cours de la rue du Taur. Avec son visage lumineux encadré par barbe, moustache et cheveux longs noirs encadrant un front prégnant et des yeux perçants, il a un petit air de Diego Velázquez; mais lui, c’est de la musique qu’il peint, et ses pinceaux ce sont les notes, sa palette le piano.
Dès qu’il commence à jouer, les conversations se suspendent comme les oiseaux leur vol, perchés sur l’antenne télé et les gouttières au bord des toits de tuiles roses, écoutant religieusement oserais-je écrire: et pour cause, Tocando el cielo a été écrite pour son abuela, sa grand-mère adorée… Cette Rondeña, composée à la guitare et transposée au piano, a donné le titre du spectacle !
Il enchaine avec Rio del amor: « il faut s’aimer tant que l’on est vivant », rejoint par son ami batteur, Miguel Fernandez, à la frappe puissante et précise sans être lourde, un peu jazzy: cette Bulería parle de l’amour qui découle, comme les méandres d’un fleuve, « l’amour exponentiel »…
Suit Agua de rosa, une balade pour sa maman, pleine de légèreté et de tendresse pour cette chanteuse gitane retirée loin des feux de la rampe, qui lui réclame parfois « une chanson calme, une chanson d’amour, relaxante, à l’eau de rose ».
Passé maître de l’accompagnement de cantaores, chanteurs, ou de danseuses, il est devenu un grand improvisateur, au répertoire profond et flamboyant, puissant et raffiné, extrêmement flamenco, nourri de constantes références au Cante Jondo et de techniques « guitaristiques » comme le trémolo ou le rasgueo, inspirées de ses phares tels Diego Amador, Dorantes Dorentes et Chano Dominguez… ou de son père bien sûr, guitariste émérite. Guitariste lui-même et joueur de cajon, multi-instrumentiste, il a acquis une grande maîtrise des palos (chants) et des compas (rythmes).
Aujourd’hui, ce sont les cantaores qui l’accompagnent et ce n’est que justice, tant cet enfant précoce est devenu un jeune homme capable de sublimer ses différentes influences, de composer des pièces de qualité enthousiasmantes et de diriger les musiciens qu’il choisit pour compagnons de scène.
Mais de plus le rythme allègre et la grâce de ses mélodies donnent à son répertoire une singularité tout à fait remarquable: comme je l’avais écrit sur ce Blog en janvier 2016: « Compositeur et interprète talentueux, Rafael Pradal s’inscrit désormais comme l’un des artistes incontournables qui font voguer le piano solo sur l’océan de la Musique du Monde, aux côtés du Toulousain Philippe Léogé, mais aussi de l’Arménienne Macha Gharibian ». (3)
On s’en rend bien compte quand entre en scène le chanteur Jesùs de la Manuela sur un solo de batterie: ce cantaor, totalement à l’écoute du pianiste-composteur, est capable de grandes nuances, des aigus traditionnels aux graves viscéraux, de palmas puissantes qui s’ajoutent à la batterie pour un rythme endiablé, comme sur la Solea por Buleria, « Soleá pal Churry », en hommage au grand pianiste, compositeur et chanteur, Diego Amador, une ronde où Rafael Pradal nous entraine dans les arcanes de sa musique; où parfois l’on sent passer aussi des influences hispaniques sud-américaines.
Et il enchaine avec « Siguiriya paradoxa », une composition « qui traite un palo archaïque, jondo avec modernité et audace. Le mélange du pur ancien, et de la modernité pour boucler la boucle: effet cataclysmique » !
Tiento tango spécialement créé pour la Cave Po’, traditionnel mais tout aussi réjouissant, est presque un classique ou il le deviendra sans doute. Les tientos sont des 2 temps lents, mais avec ses compagnons de scène Rafael a décidé « de donner un côté rock à la batterie et au niveau de l’accompagnement pianistique », tandis que le chanteur reprend des chœurs connus pour ensuite se diriger vers les tangos, « tangos extremeños et tangos de graná sont à l’honneur », tandis que les falsetas virtuoses de Rafael Pradal font merveilles.
Au total, une « musique pour rêver agréable à tous », comme le souhaite ce musicien plein d’avenir.
La nuit arrive et le rideau rouge de fond de scène commence à amplifier les ombres des musiciens: il est temps de laisser la place au cinéma d‘été dans la cour voisine de la Cinémathèque (4) brillante de tous ses feux et dont les spectateurs sont attirés par les envolées du trio: il ne faudrait pas voler la vedette à Quand la ville dort de John Huston…
En sortant dans la rue du Taur, j’ai une pensée pour Claire et Carlos Pradal, pour Vicente bien sûr, mais aussi pour Manuel Azaña (président de la République, enterré à Montauban) et Federica Montseny (la première femme ministre en Europe, de la Santé et des affaires sociales, enterrée à Toulouse).
Alors que les fantômes du passé tourmentent toujours notre voisin pyrénéen, j’ai retrouvé, comme à chacune de mes visites dans ces lieux chargés d’histoire, une part de l’esprit de la République espagnole, celle de 1936-39, de ses idéaux politiques, artistiques, éducatifs et sociaux.
Et surtout encore sous le charme du concert très agréable d’un pianiste qui m’a emporté sur son bateau ivre, tandis que je repars à pied dans les rues de Toulouse l’Espagnole, colorées de touches multicolores par les notes de Rafael Pradal, c’est à mon cher Antonio Machado, pour lequel je viens de créer un Hommage avec mes amis musiciens Servane Solana et Thierry Di Filippo, que je songe finalement, car sa guitare de l’auberge pourrait être le piano de Rafael Pradal:
Guitarra del mesón
que hoy suenas jota,
mañana petenera, (…)
Tú eres alma que dice su armonia
solitaria a las almas pasajera
Y siempre que te escucha el caminante
sueña escuchar un aire de su tierra.
Guitare de l’auberge
qui aujourd’hui joue une jota,
demain une petenera, (…)
Tu es une petite âme qui dit son harmonie solitaire
aux âmes passagères,
Et quand le voyageur t’écoute
il rêve entendre un air de sa terre.
Tecla colora
PS. Crédit photo Sarah Navarro
21-VII-2023
Pour en savoir plus:
2) Raymond Moretti, affichiste, peintre, sculpteur, mondialement reconnu a réalisé à la demande de Dominique Baudis sous les les arcades de la place du Capitole, la Galerue : 29 tableaux De la Vénus de Lespugue à l’aéronautique et l’espace, en passant par les Croisades, Carlos Gardel, Claude Nougaro et le Stade toulousain… dont les sérigraphies sont conservées au Musée Paul Dupuy.
3) Situé dans l’enceinte de l’ancien Collège catholique de l’Esquile, datant du XVIe siècle et inscrit aux Monuments historiques depuis 1993, le bâtiment du 69 rue du Taur – dévolu à la Mairie de Toulouse en 1905, lors de la loi de séparation des Églises et de l’État – a occupé plusieurs fonctions. Marché aux violettes pendant la Première Guerre mondiale, il accueillit dans les années 1920 des associations à vocation sociale, éducative et culturelle. Dès les années 1930, il devint aussi le lieu de rencontres et de réunions privilégié des Républicains espagnols en exil, ainsi que le siège du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) à partir de 1939. L’adjonction sur l’aile gauche de la chapelle d’une salle de spectacle polyvalente (Ciné-Espoir, Théâtre du Taur…) permit de renforcer, dans l’entre-deux-guerres, sa vocation culturelle et populaire.
Si ces activités ont perdu de leur vivacité à la fin des années 1980, le lien n’en demeure pas moins symbolique et sa proximité avec le cinéma ABC, première salle d’Art et Essai de Toulouse, ainsi qu’avec l’ESAV (école de cinéma qui s’installe juste en face, au 56 rue du Taur, au début des années 1990) en fait l’élément déterminant d’un vrai « pôle cinéma » où se conjuguent le patrimoine, le contemporain et le cinéma de demain.
Avec l’arrivée des premières subventions, germe le projet de doter la Cinémathèque de Toulouse d’espaces adaptés à ses collections et à sa mission de diffusion du patrimoine cinématographique. La Mairie propose alors de l’installer dans le bâtiment du 69 rue du Taur. En 1995, lors des travaux de rénovation, sont redécouverts le chœur de la chapelle (masqué depuis plusieurs décennies pour des raisons de réaménagement de l’espace) et, en son fond, une peinture murale. Datant de la première partie du XXe siècle (1933), cette peinture, œuvre de Jean Druille, se présente comme une allégorie du socialisme agraire surplombée par une exaltation anticléricale de l’idéal communiste. Tous deux – chœur et peinture murale – ont fait l’objet d’une importante restauration, réalisée en 1995-1996 par François Tollon et Gabriel Burroni.
En 1997, le 69 rue du Taur devient l’adresse officielle du siège de l’association La Cinémathèque de Toulouse et le lieu d’accueil de ses projections, rencontres, expositions, activités éducatives et culturelles, ainsi que de sa bibliothèque qui a trouvé place dans l’ancienne chapelle du Collège.Républicains espagnols fuyant la répression franquiste pour trouver un asile, tout relatif, de ce côté-ci des Pyrénées. Il y aura bientôt un siècle et pourtant une cicatrice qui démange mais ne dérange plus guère, avec deux adresses emblématiques à Toulouse, le 69 rue du Taur, actuel foyer de la Cinémathèque de Toulouse, qui abrita le siège du Partido Socialista Obrero Español (PSOE), et le 71 rue du Taur, actuel foyer de la Cave Poésie, qui abrita le siège de l’Unión General de los Trabajadores (UGT) en exil.
La région Midi-Pyrénées a été la terre d’accueil de nombreux réfugiés espagnols qui ont vécu dans un premier temps l’indignité des camps et qui, peu à peu, à force de courage et de volonté se sont intégrés au tissu économique de Midi-Pyrénées, beaucoup d’entre eux optant pour la nationalité française, désespérant des années du franquisme qui furent bien trop longues…
4) Rafael Pradal : le piano flamenco et la Musique du Monde aux bout des doigts