Artiste prolifique disparu en 2020, le peintre et sculpteur d’origine catalane Joan Jordà fait l’objet tout au long de l’été d’une grande rétrospective à l’initiative du Conseil Départemental de la Haute-Garonne au Château de Laréole, baptisée « Ombre et lumière ». A Toulouse, en marge de cette exposition rassemblant près de 150 œuvres, la Galerie 3.1 propose également de découvrir une série méconnue, celle des Nageurs. Entretien avec Muriel Sirat-Jougla, commissaire de l’exposition « Ombre et lumière ».
Après avoir notamment établi en 2005 une importante monographie du travail de Joan Jordà, vous êtes à l’origine de cette rétrospective intitulée « Ombre et lumière ». Compte tenu de la richesse et de la variété de l’œuvre de Joan Jordà, comment avez-vous conçu cette exposition ?
Muriel Sirat-Jougla : Nous avons privilégié une approche chronologique car c’est le fil conducteur qu’il faut suivre si l’on souhaite prendre la mesure de l’évolution du travail de Joan Jordà au fil des décennies. Sa carrière, qui a débuté réellement vers la fin des années 70, s’est déployée sur une quarantaine d’années et a pris des visages extrêmement différents. Sa touche, son style ont considérablement évolué. Sur l’ensemble de son travail, composé peut-être de 2500 ou 3000 œuvres tous supports confondus, nous avons choisi d’exposer environ 150 d’entre elles qui donnent une vision complète de l’étendue de son œuvre. Cela a nécessité de faire des choix parfois difficiles, comme c’est toujours le cas dans une rétrospective.
Au-delà des œuvres picturales et graphiques, « Ombre et lumière » donne à voir des pans beaucoup moins connus du travail de Joan Jordà, qui a semble-t-il exploré énormément de voies et d’expressions artistiques…
Joan Jordà était un artiste d’une immense curiosité. Il s’est essayé à de très nombreuses techniques, de façon très audacieuse. Il a fait de la sculpture sur terre, bois, bronze mais aussi béton et grillage, de la linogravure, de la lithographie, de la gravure sur bois, de la céramique, des tapisseries. Il a investigué tous les champs possibles ou presque. Rien ne lui faisait peur. Il a même réalisé des totems en bois et en béton, ainsi que des masques, que même certains familiers de son œuvre ne connaissaient pas et ont découvert à l’occasion de cette exposition qui a été rendue possible grâce au concours du Conseil départemental de Haute-Garonne.
A ce propos, et près de trois ans après sa disparition, reste-t-il des choses à découvrir dans l’œuvre de Joan Jordà ?
En termes de typologie, non. Après la disparition de Joan Jordà, j’ai réuni quelques amis, très attachés à son travail, pour réfléchir à la meilleure façon d’éviter que son œuvre ne sombre dans l’oubli. Il y avait autour de moi le collectionneur Jean-Julien Urbain, le conservateur du Centre Joë Bousquet René Piniès, la poétesse Béatrice Bouffil, l’éditeur Pierre Nouilhan. Nous avons passé des jours entiers avec Jean-Julien Urbain à exhumer son travail, à trier, répertorier. Nous avons désormais une connaissance exhaustive de son œuvre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était important de mettre au point et de présenter cette rétrospective, ainsi que d’éditer un catalogue qui contient près de 300 reproductions, afin de graver dès à présent, non pas dans le marbre mais sur le papier, les multiples facettes de l’héritage que Joan Jordà nous a laissé. Et pour parachever cet hommage, nous souhaiterions que la ville de Toulouse qu’il aimait tant, donne son nom à une de nos rues.
Le titre de cette rétrospective, « Ombre et lumière », donne-t-il la définition la plus claire de l’œuvre de Joan Jordà, qui s’amusait lui-même à se définir par le biais d’oxymores comme « figuratif abstrait » ou « primitif contemporain » ?
Ombre et lumière c’est cette note d’atelier de 1991 « Dans la profondeur de la toile rodent les ombres de mes jours et les soleils qui parfois m’ont fait croire ». Mais « Ombre et Lumière », c’est aussi le signe de son hispanité, le sol y sombra de la corrida thème qu’il a longuement exploré, le Quijote, les Ménines, les Majas.
Son œuvre est assurément marquée par une double lecture. Chez Joan Jordà rien n’est jamais totalement sombre, en regardant bien on trouve toujours un signe d’espoir mais rien n’est jamais non plus pleinement lumineux, là aussi souvent un signe nous dit que, sous ces multiples couches de peinture se cache une autre réalité. C’était un homme et un artiste profondément déchiré, d’abord par le drame à la fois personnel et collectif de la retirada et de l’exil, ensuite par l’épreuve intime terrible de la perte de son fils. Sa peinture et ses dessins portent les traces de tout cela. Joan Jordà était un bloc de souffrances et la plupart des séries majeures de son travail en témoignent.
En marge de la rétrospective « Ombre et lumière », qui se tient au Château de Laréole, la galerie 3.1 expose à Toulouse une douzaine d’œuvres méconnues, tirées de la série Les Nageurs, que Joan Jordà avait réalisées au début des années 2000. Peut-on considérer qu’il s’agit là d’une facette tout à fait différente par rapport au reste de son œuvre ?
Cette série des Nageurs, réalisée en 2001 dans le cadre d’un concours pour la décoration de la station de métro des Carmes, est extraordinaire. Joan Jordà avait imaginé transformer la verrière qui surplombe le grand escalier de cette station en un gigantesque aquarium dans lequel s’ébattraient des nageurs. Il y a dans ces toiles l’expression d’une béatitude, d’une souffrance apaisée. Cette série n’avait d’ailleurs jamais été exposée car les toiles étaient conservées en rouleau dans l’atelier de Joan Jordà, elles ont donc créé la surprise à la galerie 3.1.
Propos recueillis par Nicolas Coulaud
Conseil départemental de la Haute-Garonne