Le 14 juillet 1993 disparaissait Léo Ferré qui avait changé ma vie, comme celles de beaucoup d’autres personnes, de ma génération ou non.
Ayant eu la chance de le rencontrer et d’organiser des concerts pour lui au début des années 70 avec mes amis Michel Grèzes et Michel Besset au sein de l’association Tartempion, d’où naquit une relation privilégiée, je lui ai écrit une petite élégie dès que j’ai appris la triste nouvelle.
Ciao Léo, je t’aimais bien, tu sais.
Tu es parti dans le silence comme tu le souhaitais
Mais ta poésie et ta musique n’ont pas fini de chanter.
Tu étais le Prince des Poètes de ce XXe siècle
Tu as fait revivre d’autres Princes
Les Rutebeuf, Rimbaud, Apollinaire, Aragon…
Et tu nous as légué un testament phonographe
Digne de la Pléiade.
Tu étais un musicien de talent
Tu as fait descendre dans la rue
Malgré le crachat et l’injure
La grande Musique
Celle du cœur de toutes les couleurs.
Tu étais un révolté de la tendresse
Et tu as cassé ta pipe
Dans un dernier pied de nez
Le jour où les militaires sont têtes d’affiche
Paradant dans leurs plus beaux habits.
Tu étais un vieux copain
De ceux que l’on n’oublie jamais
Et tu nous as laissé tes chansons rouges et noires
Comme des soleils mouillés
Pour les nuits de spleen
Ou les jours de colère
Ton espoir à pleurer de rage
D’un monde meilleur pour tous.
Salue pour moi François Villon, Arthur Rimbaud et Paul Verlaine
Et offre-leur de notre part un brin de marjolaine.
16 juillet 1993
Le premier directeur d’Odyssud à Blagnac, Henry Lhong, connaissant mes liens affectifs avec cet immense auteur-compositeur-interprète, m’a alors demandé d’organiser un hommage « pas triste avec vos amis musiciens et musiciennes » dans la grande salle de sa structure, qui a eu lieu le 13 octobre suivant devant une salle comble, avec Michel Vivoux, Môrice Benin, René Gouzenne, Philippe Berthaut, Louis Arti, Véro Dubuisson, Bruno Ruiz, Mama Bea, etc., que j’ai ouvert avec la Lettre ouverte suivante parlée-chantée:
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure…
Mon cher Léo, la première fois que j’ai entendu ta voix, j’avais 13 ans, c’était en 1962, sur un tourne-disque, dans l’atelier d’un vieux républicain catalan qui fabriquait de faux meubles anciens pour ma Grand-mère l’antiquaire; j’avais treize ans, je venais juste de rentrer d’Algérie, dans les bagages du 1er Régiment Étranger de Parachutistes, avec ces légionnaires qui entonnaient fièrement « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien ». Mais moi, j’avais chopé le « Pacific Blues », comme tu le chantais si bien, et ça m’a fait chaud au cœur qu’un grand artiste comme toi chante aussi pour les traumatisés de mon espèce, qu’il dise tout haut ce que je pensais tout bas:
Petit soldat deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie
La croix d’honneur un peu d’argent
Pour faire un tour avec la vie
Petit soldat deviendra grand
Et s’en ira qui sait comment
Je m’en reviens par le bateau des colonies
Les colonies c’est un peu loin mais c’est joli
Y a du soleil
Et des grands champs pour faire la chasse aux animaux
Moi j’aime pas ça ils m’ont rien fait je les aime trop
J’en parlerai au capitaine
Ma petite maman j’ai un petit trou là dans mon cœur
Il faut faire mouche à tous les coups et j’ai eu peur
Fais-y un point j’ai rendez-vous
Avec une dame qu’a des fleurs plein les bras
Des bras qu’on dirait faits exprès pour moi
Il paraît que c’est une jolie môme
Qui a les yeux en face des trous
Petit soldat deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie
Un beau drapeau et des gants blancs
Avec un zeste d’harmonie
Petit soldat deviendra grand
Et s’en ira les pieds devant
Dix ans plus tard, j’ai eu la chance de te rencontrer à l’occasion de concerts que nous organisions pour toi, par conviction et à fonds perdus, avec quelques copains: à la Halle aux Grains de Toulouse où tu fis sortir, d’un mot et d’un geste, les CRS qui avaient envahi la Halle aux Grains derrière un troupeau de resquilleurs et qui matraquaient le public à tour de bras; à Carmaux, dans la Verrerie de Jaurès, devant ces centaines de mineurs espagnols, debout, chantant avec toi « Les Anarchistes »; à Brive-la-Gaillarde, avec Magma, sous un chapiteau devant plus de 1000 personnes enthousiastes toutes générations confondues et lors duquel tu as eu 10 rappels (!); au Théâtre du Chêne Noir, quand tu as dirigé en chantant l’Orchestre de l’Opéra d’Avignon -qui te fit une ovation triomphale, certains le poing levé, alors que ses musiciens te prenaient pour le diable quelques jours avant-, et après, dans la petite loge, serrés les uns contre les autres, nous avons partagé ce chianti gouleyant, chaleureux comme toi, et ces olives gorgées de soleil, que Marie avait apporté dans son panier d’osier, depuis votre Thébaïde toscane!
Puis la vie a passé, j’ai commencé a réaliser mes rêves de poésie et de musique, ces rêves que tu as tant aidés à grandir. On se voyait à l’occasion de tes concerts où tu m’emportais toujours sur ton bateau ivre, comme la première fois, tu étais toujours aussi émouvant et impressionnant sur scène, toujours aussi simple et chaleureux après.
Et quand tu es parti sur l’étang chimérique, j’ai pleuré… comme un gamin de 13 ans: Un jour nous nous embarquerons Mon doux pierrot ma tendre amie Pour ne jamais plus revenir… fredonnant quelques vers de cette chanson qui m’avait tant aidé quand j’avais perdu ma grand-mère adorée.
Mon cher Léo, aujourd’hui encore, il m’arrive de rêver que je te rencontre de nouveau et que tu me demandes: « alors, petit, comment ça va ? ».
Je te raconte qu’ici-bas, c’est « Monseigneur l’argent, Don Dinero », comme chantait ton ami Paco Ibanez, qui règne sur le monde,
Que nous en sommes toujours à « l’âge des casernes »,
Que l’on continue à parquer les « étrangers » dans des camps dits hypocritement « de rétention »,
Que la servitude abaisse certains hommes et femmes jusqu’à s’en faire aimer,
Qu’heureusement, heureusement, l’amour de ma compagne et de mes enfants, l’amitié élective de certains artistes, la convivialité d’humbles particuliers me sauvent souvent du désespoir,
Que le grand spectacle de la nature et la beauté de certaines œuvres humaines me donnent des émotions incomparables,
Qu’il y a toujours Villon, Rimbaud, Apollinaire, Eluard, Les Who, Hendrix, Les Doors, Mozart… et Ferré qui me prennent souvent comme une mer.
Alors je te dis aussi: tu me manques beaucoup, mais je suis profondément heureux et reconnaissant de t’avoir connu; et ce soir, je viens simplement avec mes amis musiciennes et musiciens, donner à entendre quelques-uns de tes plus beaux chants d’amour et de révolte. grâce auxquels tu es toujours bien vivant.
GRAZIE MILLE, LEO !
30 ans plus tard, Léo Ferré me prend toujours comme une mer, il reste pour moi, et pour mes amis musiciennes et musiciens, comme pour des milliers d’anonymes, l’un des plus grands poètes et musiciens du XXe siècle, qui a su de plus mettre en musique d’une façon unique ses prédécesseurs de Rutebeuf à Aragon en passant par Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire… Avec l’accord fraternel de Marie et Mathieu Ferré, même si notre chère Françoise Guerlin nous a « faussé compagnie » l’an dernier, avec Alain Bréhéret, Germinal Le Dantec, Joël Trolonge, Isabelle Cirla, Laurent Guitton, Jean-Pierre Lafitte, Thierry Di Filippo, Pascale Becker, Serge Faubert, Pascal Portejoie, Véro Dubuisson, Denis Leroux, Jean-Luc Amestoy, Didier Dulieux, Éric Lareine, Bruno Ruiz, Servane Solana, nous donnons toujours à entendre « quelques-uns de ses plus beaux chants d’amour et de révolte ».
Je crois que cela est d’une grande nécessité et d’une grande actualité dans ce monde « menacé de tant de muselières », comme il disait, où l’amour, l’amitié, la liberté et la révolte sont des mots de plus en plus galvaudés et dévalués, les hommes et les femmes réduits à leur valeur marchande. Mais comme Robert Belleret, auteur d’une excellente biographie, (disponible en poche chez Babel, Actes Sud), intitulée « Léo Ferré, une vie d’artiste », j’aime à imaginer que, tels les hommes-livres de Farenheit 451 de Ray Bradbury apprenant par cœur les grands textes de l’humanité, l’Iliade ou la Divine Comédie, promis au bûcher, des centaines d’inconnus déambulent dans la foule anonyme en fredonnant « Pacific Blues », C’est extra », « Je m’appelle la lune », « Les Anarchistes » ou « L’affiche rouge » de Léo Ferré.
Nous faisons partie de ces femmes et hommes-poèmes !
J’aime toujours boire du chianti Poggio ai Mori du Podere San Donatino à Castellina in Chianti en Toscane, toujours concocté par Marie assistée de Mathieu Ferré, en allant déguster les spécialités siciliennes de Pititto (3) avenue des Minimes; comme dit un vieil anarchiste, Benoist Rey (qui aurait pu chanter Pacific Blues, lui qui a fait la guerre d’Algérie contraint et forcé), « il vaut mieux boire du (bon) rouge que broyer du noir ».
Marie Ferré vit toujours en Toscane, je vous raconterai prochainement l’odyssée de cette femme remarquable.
Avec ses enfants qui ont bien grandi, Mathieu en particulier, elle continue à faire vivre l’esprit de l’un des plus grands poètes et musiciens du XXe siècle, dont elle dit aussi: « C’était un homme très généreux. Il avait le cœur sur la main ».
L’affiche rouge, ce magnifique chant funèbre et de mémoire « qui a pour instrumentation une voix de ténor accompagnée par un chœur mixte a cappella, avec un tempo adagio entre lento et moderato au caractère dramatique, dont le texte est mis en avant par l’accentuation des mots à chaque vers suivant la mélodie reprise une note plus bas », au caractère quasi liturgique, cette chanson devenue populaire, écrite par Ferré en 1956 à partir du poème d’Aragon d’après la dernière lettre de Missak Manouchian à sa Mélinée, avant qu’il soit fusillé au Mont Valérien, le 21 février 1944, qui a été interdite sur les ondes de la Radio française jusqu’en 1981, cette chanson va résonner sous les voutes du Panthéon, le 21 février 2024, quand ces Résistants y entreront enfin! Même si Léo Ferré, s’il vivait encore, à côté de superbes chansons d’amour à Marie, fustigerait, je n’en doute pas, en poésie et musique mais toujours haut et fort, ceux qui ne respectent pas ces Résistants « repères et vigies » de notre République ou se donnent bonne conscience avec elles et eux, je n’oublie pas que c’est lui qui a rendu immortels ces 23 « immigrés» (la seule femme du groupe a été décapitée en Allemagne) qui ont choisi de « vivre à en mourir » pour que nous vivions libres.
Cela méritait bien une rose (2): Grazie mille, Léo!
PS. Grazie molto à Marie et Mathieu Ferré (1), et à André (Dédé) Tailhades, mon ami et régisseur général, sans qui je n’aurai jamais pu mettre en scène nombre de mes concerts poétiques, en particulier Grazie mille, Léo.
E.Fabre-Maigné
14 juillet 2023
Pour en savoir plus :
2) Rosa Léo Ferré : Rosier arbustif moderne créé en France en 2006 par Michel Adam et dédié à Léo Albert Charles Antoine Ferré, auteur-compositeur-interprète né en 1916 en Principauté de Monaco et mort en 1993 à Castellina in Chianti en Italie.
Il forme des arbustes compacts, de 50-60 cm de large et 60-100 cm de hauteur, au feuillage vert foncé lustré et à la floraison abondante pendant toute la saison végétative.
Les fleurs doubles, larges jusqu’à 14 cm, légèrement aplaties, avec 30-35 pétales au centre jaune, plus ou moins intense, pouvant s’atténuer presque jusqu’au blanc, et au bord rouge voyant. Elles ne sont pas parfumées, et bien que généralement elles poussent solitaires sur leur tige, elles peuvent parfois former de petits groupes, comme les roses Floribunda.
3) Pittito – 64 avenue des Minimes à Toulouse (métro Claude Nougaro) Tel. : 09.60.00.09.63
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