Parce que c’est aussi l’inconscient de l’artiste qui parle derrière sa création et parce que l’inconscient du spectateur réagit aux stimuli de l’œuvre, dans le livre de présentation destiné au public, chaque pièce est associée à une image conçue comme un test de Rorschach, cet outil d’évaluation psychologique élaboré en 1921 par le psychanalyste du même nom. Alors, que voyez-vous dans ces œuvres à venir ?
Tout commence par le noir et blanc de Falaise et s’achève par le rouge du Petit Chaperon. La prochaine saison s’ouvrira sur la bichromie de Falaise de Baro d’evel (déjà présenté en 2021) qui, pour une première, s’essaiera au grand plateau, un espace de choix pour leur cheval, leurs pigeons mais aussi pour cet univers poétique soutenu par des circassiens, magiciens et danseurs, et s’achèvera sur le conte des Frères Grimm, un spectacle jeune public où le décor se déploiera comme un livre pop-up, magnifiant ce récit populaire. Comment ne pas céder à la tentation du vertige et de la peur inoffensive ! Et pareil à une immense page blanche sur toute la programmation à venir, Baro d’evel décorera la façade du Théâtre au blanc de Meudon pendant les représentations de Falaise, sorte d’immense hommage à la création. Baro d’evel viendra aussi en répétition pour une création en 2024.
D’octobre 2023 à mai 2024, de l’Amérique au jardin du coin, la saison théâtrale traverse les lieux comme les époques, d’une levée de rideau à l’autre. D’un camp de scout en Pennsylvanie de Némésis jusqu’au Cosmos qui célèbre l’engagement des femmes dans la conquête spatiale, en passant par le banc public de Jours de joie ou le Skatepark, le théâtre s’ouvre sur l’insolite, le merveilleux, notre plus intime part de rêve. Mais la cruauté guette. Richard III (créé cette année, en 2023), ce personnage machiavélique, brise la frontière qui sépare comédien et public, et le sang menace de nous éclabousser. Il est aussi question d’une autre sauvagerie dans Sans tambour (présenté avec et au Garonne), celle du couple en rupture où le chant et la musique se mêlent à la dispute et la dédramatisent insufflant une part de poésie au milieu du tumulte et de la destruction. Qui sommes-nous lorsque le couple éclate ? Que devient l’individu ?
Disséminées parmi les œuvres, les blessures du corps s’ouvrent comme des sujets de réflexion : avec la maladie, la polio, dans la fresque Némésis, mis en scène par Tiphaine Raffier (déjà présente en 2022 pour La réponse des hommes), une pièce comme une fresque, soutenue par une trentaine de comédiens professionnels et amateurs, qui aborde aussi le thème de l’exclusion et de la culpabilité ; avec l’inceste, dans La nuit se lève, vu à travers la réaction de 5 femmes, une pièce en création pensée par Mélissa Zehner (issue de l’AtelierCité, des jeunes de moins de 30 ans, en insertion professionnelle), qui présente ici sa quatrième création qu’elle a écrite, mise en scène et dans laquelle elle joue ; ou la blessure de la chute hypothétique du skateur dans Skatepark (dans le cadre de la Place de la danse). Au-delà de la blessure, le corps est observé du point de la norme dans Normalito (un spectacle jeune public) qui déboulonne les héros et leurs super-pouvoirs, de son émancipation dans érection et dans Paysages intérieurs (avec le Ballet de l’Opéra national du Capitole, pièce chorégraphique déjà présentée la saison précédente, qui revient cette fois accompagnée sur scène de musiciens) ou de la libération du mouvement et son énergie créatrice dans Majorettes et Cosmos. Avec Amathia, premier volet d’un triptyque du Blick Théâtre sur la notion de service public, c’est le « corps enseignant », l’Éducation Nationale, que la pièce interroge : danse, marionnettes et arts plastiques aideront à dégager les problématiques de la solitude, de l’engagement, et de l’action au sein de ce sanctuaire sacré et vacillant.
Comme une ombre silencieuse qui avale tout, l’idée de la mort rôde dans les coulisses, elle a sa loge à vie dans l’imaginaire des auteurs et metteurs en scène. À travers le regard de l’enfant et de son langage, Oiseau d’Anna Nozière (déjà là en 2021 avec Esprits) démystifie son pouvoir et l’au-delà devient accessible ; les êtres perdus refont surface par un artifice surnaturel. Avec plus de rudesse et sans concession, Joël Pommerat revient cette année (après Contes et légendes en 2022) avec Cendrillon, conte qu’il réécrit et qui touche lui aussi au sujet. Créé en 2011, il a obtenu le Molière de la création visuelle en 2018. La violence de la mort par le meurtre et l’enjeu de justice se dénoue dans Firmament de Chloé Dabert : dans ce huis-clos, un jury de 12 femmes issues de divers milieux et classes va juger une femme enceinte accusée de meurtre dans l’Angleterre du 18e siècle, comme un écho à la pièce de Reginald Rose, Douze hommes en colère (1954).
Dans sa dimension eschatologique cette fois, Laurent Gaudé convoque la mort par le biais de sa pièce Même si le monde meurt, écrite spécifiquement pour la troupe éphémère de l’AtelierCité. La fin du monde approche à grands pas et nous connaissons jusqu’à son jour et son heure d’arrivée. Mais une femme enceinte s’apprête malgré tout à donner la vie alors que la lumière peu à peu s’éteint, comme un renoncement à l’inanité de l’existence.
D’autres noms de la littérature, grande sœur du théâtre, viennent nourrir la saison : de Shakespeare à Philip Roth (Némésis), en passant par Molière, Tchekhov ou Racine avec Phèdre ! mis en scène par François Gremaud, où un conférencier amoureux, seul sur scène, avec pour tout accessoire son livre, divague à loisir, décortique, se perd dans l’œuvre, la détaille, la déplie par la grâce et le lyrisme de la passion.
Comme pour contrebalancer la noirceur d’une époque qui voit de plus près le bord du gouffre, Galin Stoev (artiste-directeur du ThéâtredelaCité) distillera de la légèreté, de la tendresse en racontant la traversée du sentiment amoureux de vieux couples interprétés par huit jeunes comédiens. Pour ce faire, il portera à nouveau sur scène la voix de l’artiste dissident russe Ivan Viripaev avec cette fois le texte Illusions. Autre mouvement d’ivresse, autre béatitude, autre envol, la pièce chorégraphique érection, conçue il y a 20 ans par Pierre Rigal et Aurélien Bory, témoigne d’un homme couché qui va essayer, dans un effort presque contre-nature, de se redresser. Une science-fiction comme une fenêtre sur l’horizon des possibles, comme un hymne à l’éveil, à la rébellion, à la possibilité de se tenir debout parmi le fracas du monde, le souffle de la violence et la lourdeur des éléments.